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mercredi 14 octobre 2015


  Habib Bourguiba
Pour un socialisme humaniste,
Essai d’analyse d’un discours
Beyrouth, 10 mars 1965.

Par Henda Zaghouani-Dhaouadi
Docteur en Sciences du Langage
Université Jean Monnet - Saint-Étienne






 « Ces monts du Liban, qui ont donné leur beau nom
 à ce magnifique pays, sont riches de vertus qui captivent
 le cœur et font surgir dans l’esprit séduit bien
des nobles pensées et d’antiques souvenirs… »
Habib Bourguiba
DISCOURS DE BEYROUTH

Résumé

Cet article se penche sur le socialisme de Bourguiba qui prend dimension humaniste. Dans ce sens, toute la conception de l’homme comme un acteur lucide et responsable, et comme un Esprit libre, incite l’orateur à donner à cette doctrine des dimensions d’universalité dépassant les individualités. Le pèlerinage de Bourguiba au Moyen-Orient serait-il à l’image de ces philosophes et orientalistes du 18-19ème siècles, comme un retour aux sources, mais aussi, et comme l’annonce la fin de ce discours, un feu régénérateur incitant à l’action et au renouvellement ?

Mots-clés
Socialisme humaniste, analyse du discours politique, philosophie du langage.

Abstract
This paper is about Bourguiba’s socialism which has a universal dimension. Actually all the human conception as a minded and responsible actor, and as a free mind, pushes the orator to give universal dimensions to that idea going over individualities. Is the eastern Bourguiba’s Tour like the image of those eastern philosophers of the 18th -19th centuries, as a back to origins and as the announcement, at the end of this speech, of a regenerating fire pushing through action and renewal.

Keywords
Humanising Socialism
 Political Discourse Analysis
Language’s Philosophy.

  
Préliminaires
        
La pensée socialiste de Bourguiba a longtemps été déformée. En théorie, Bourguiba pensait le socialisme comme un idéal humain par l’influence de divers courants philosophiques. L’engagement politique auquel répond et appelle Bourguiba s’inscrit tout à fait dans sa conception du socialisme comme une voie pour dépasser une politique et une culture de l’individualisme et promouvoir la coopération et l’amitié avec les autres peuples du monde. De l’échelle des individus elle atteint les cinq continents dans une totale synergie des différences. L’idéalisme de l’orateur prend ainsi non seulement dimensions humanistes, mais conduit à une réflexion sur ce qu’E. Morin appelait en 1965 une « anthropolitique» où la politique est une promotion de l’Homme.

C’est un socialisme dont la source est un fond philosophique rattaché à l’humanisme marxiste, mais sans que Bourguiba adopte tout de sa doctrine. Il la remanie, l’enrichit et l’adapte aux besoins de son époque, de son pays et de sa culture. Le socialisme dont parle l’orateur s’inspire largement des Lumières et surtout de la première moitié du 19ème siècle où il s’agissait de mettre l’accent sur l’esprit de partage dans une pensée communautaire par opposition à une pensée individualiste. Notre orateur aurait-il lu Pierre Leroux dans De l’individualisme et du socialisme publié en 1834 dans la Revue encyclopédique ? Ou encore le comte de Saint-Simon qui utilisa le premier le concept de socialisme en 1827 ? Mais Bourguiba est aussi un lecteur de Condillac et de sa philosophie de l’Esprit.

Nous voyons dans la pensée de Bourguiba toute la philosophie socialiste naissante de la première moitié du 19ème siècle, essentiellement utopique : celles de Fourrier, Louis Blanc en France et Robert Owen au Royaume–Uni2. Le juste partage des richesses, dans une même société, puis entre diverses nations, forme le thème-projet de cette partie du discours. L’orateur insiste sur la responsabilité de chacun face à l’urgence d’un socialisme humaniste.   

Bourguiba parle ainsi de « philosophie socialiste que le peuple tunisien a fait sienne pour laquelle il a opté quand il a pris la ferme résolution de reconstruire la nation à partir de la base ». Il exprime ainsi des réserves quant à l’application aveugle d’une théorie philosophique ou économique lorsqu’il s’agit de s’en inspirer pour réformer la société de son époque. Mais l’échec de l’expérience socialiste ne remet nullement en question, selon notre approche, l’Idée essentielle d’une pensée de partage et de communion où l’Homme est à la fois la finalité et l’actant. Bourguiba évoque un socialisme dépassant l’échelle nationale pour se projeter dans l’universel où les hommes parviennent, enfin, à la reconquête de leur humanisme. Projet utopique certes, mais réalisable si l’idée de partage devenait commune. Il s’agit donc d’un socialisme utopique, qui, sans nier la réalité, cherche, néanmoins, à la modifier.

L’État et la Nation
           
Le premier point de cette partie du discours concerne évidemment la définition du pouvoir dans lequel est mis en place un système  socialiste humaniste : pour le tribun, le pouvoir s’exerce au sein d’une Nation, celle-là même qui est, aux yeux de Hegel, l’accomplissement de la conscience humaine dans l’Histoire, son point culminant et son ultime concrétisation. Pour le tribun, « le cadre de la nation est le meilleur pour la promotion de l’individu et l’épanouissement de son être : le fait national élargit l’horizon vital de l’individu et lui fournit des conditions nettement plus favorables à son évolution, au développement de son moi, en un mot à son progrès ». Le concept de « Nation » découle chez Bourguiba d’une formation philosophique essentiellement occidentale et maçonnique. Son nationalisme est ainsi différent de celui de Nasser, exclusivement imprégné de panarabisme et de culture orientale et islamique. Le nationalisme de Bourguiba est un principe que maîtrise fort bien la raison, ce n’est pas une action émanant des passions. Dans le cadre de l’État, la raison devra prendre le dessus. 

Ainsi l’histoire montre, selon le tribun, que le rôle de la nation est positif du moment qu’il contribue à élever l’Homme et à le promouvoir. Chaque citoyen pourra ainsi progresser vers l’idée de protection de l’homme en œuvrant pour la sauvegarde des individus. Dans ce sens, l’État doit continuer à  œuvrer pour une sociabilité où les liens de solidarité et de cohésion entre les individus seront développés. Ainsi, les civilisations pourront survivre à la déchéance morale, culturelle, politique et humaine.

Á ce propos, Bourguiba donne à nouveau l’exemple des Prolégomènes d’Ibn Khaldoun où est analysé le processus de la genèse des nations dès l’Antiquité et leur mouvement cyclique de vie, de croissance puis de mort. Bref, l’État est, comme le pense Hegel, présent en interdiscours chez Bourguiba, « la forme concrète que prend la rationalité dans le monde moderne ; se soumettre à l’État représente un progrès humain, car cela revient à accepter d’agir conformément à la raison plutôt que conformément à l’arbitraire de la volonté (…) L’apparition de l’État constitue donc une étape décisive dans l’histoire, puisque grâce à lui les hommes accèdent à la dimension civile (et non plus sociale) de leur existence, dimension dans laquelle ils peuvent agir sur leur destin »3.

Le concept de Nation est donc d’une importance majeure puisqu’il prend le sens de « naissance » dans la langue latine, puis celui d’un « berceau géographique, historique et culturel d’un groupe humain » partageant des coutumes, des mœurs et une ou plusieurs langues communes. Comme dans le discours de Bourguiba, la Nation a cette particularité de définir le groupe culturel et historique, première acception du vocable qui pointe la caractéristique ethnique du rapprochement liminaire des hommes.
Mais une Nation n’est pas uniquement une entité culturelle, ethnique et historique, elle est aussi politique puisqu’elle renvoie, dans les faits, à un groupe d’humains acceptant de vivre ensemble. Les problèmes posés par cette double signification sont en rapport étroit avec les questions de diversité et donc de complexité « notamment pour les pays de taille importante, comprenant une diversité et une variété de nations. Mais l’unité politique des nations est intrinsèquement problématique. »4. Pour Bourguiba, le vocable de Nation est en rapport étroit avec celui de Patrie, et l’on devine bien son acception chez l’orateur comme une entité politique en plus de l’unité culturelle, ethnique et historique. Il semble bien cerner ce concept qu’il manie avec habileté et dont il apporte des arguments toujours inscrits dans un cadre historique et philosophique.

La Tunisie et le Liban ont connu et expérimentent encore- du moins pour le cas du Liban- la diversité (culturelle, ethnique et politique). La Tunisie au cours de son histoire fut sujette à plusieurs invasions étrangères. Histoire mouvementée où des moments de prospérité aboutissaient de façon systématique à des périodes de dégénérescence. En ce sens, Bourguiba annonce d’un ton grave : « la genèse de la Nation s’est arrêtée chez nous, comme dans la plupart des pays d’Orient, au simple stade de la gestation. » Le discours prend une tonalité tragique : l’élaboration de la nation demeure tout simplement au stade de gestation d’où la difficulté de la situation dans les pays d’Orient.  Il y a donc urgence.

Le ton solennel n’empêche pas l’envie d’aller vers l’avant afin d’inciter les générations futures à prendre en main cette mission civilisatrice que constitue la création de la Nation. « Et c’est précisément ce fait qui nous impose comme un devoir impérieux envers nos peuples, si nous voulons travailler pour leur bien et leur assurer des conditions suffisantes d’invulnérabilité, de prospérité sociale et de progrès ininterrompus, de mener cette genèse à son terme normal d’accomplissement et de perfectionnement, et de parachever le processus de la cohésion définitive de tous les éléments humains qui constituent nos sociétés, en les intégrant d’une façon durable et ferme au sein de la Nation. »


L’engagement de l’orateur apparaît comme une reconnaissance du rôle-clé que joue l’homme d’État dans le progrès humain : la genèse de la Nation devra être poursuivie et infiniment rénovée, car c’est par elle que l’on peut réaliser la concordance humaine selon Bourguiba. Comme il le rappellera dans l’un des discours de Dakar en 1965, les plus petites unités forment les plus grandes. Ce projet est évidemment en relation intrinsèque avec le socialisme humaniste que Bourguiba rêvait de mettre en place. Il s’agit bien là d’un socialisme utopique imprégné des idées humanistes du tribun. Le concept de « nation » apparaît fondamental dans celui de l’État et de la relation qu’il entretient avec les citoyens. La raison qui doit guider vers la promotion de l’homme, est une valeur propre de toute nation dont l’existence n’a de sens que dans les rapports d’égalité entre les citoyens. Pour aboutir à penser l’égalité dans la société humaine, il faut avoir observé l’individualisme pour le dépasser vers un humanisme atteignant des dimensions d’universalisme.

Un socialisme adapté aux besoins et réalités propres
Du Maghreb et du Moyen-Orient.

La doctrine marxiste est mal vue par les musulmans car on pense, injustement d’ailleurs, qu’elle prêche la non croyance et l’athéisme. Marx n’a jamais appelé à la non croyance, même s’il a analysé et critiqué la pensée religieuse. Il avoue même, bien qu’il y trouve une certaine supercherie, que l’homme est un être spirituel qui a besoin de religion. Du coup, il considère que l’ignorance et l’interdiction des religions comme cela a été fait dans le système communiste, peuvent être fatales pour les humains, car cela les plongerait dans la barbarie. L’homme a besoin de croire en ce qu’il ne voit pas puisque sa perception des choses n’est pas uniquement matérialiste, mais largement spirituelle. Nous retrouvons ainsi la phénoménologie de la perception hégélienne qui a tant inspiré Marx et la pensée en mouvance de Bergson qui est sous-jacente au discours du tribun: l’intuition et les impressions sont donc des perceptions humaines, mais aussi un mode de pensée que l’homme doit garder en même temps que la perception scientifique et matérialiste du monde et des choses. La religion n’est donc pas mal vue par Marx et Engels et rien n’empêche de s’abreuver de son humanisme pour concrétiser un système d’échange équitable entre les hommes.

Pour Bourguiba, « les voies du socialisme sont ardues, semées d’embûches. ». Il approuve donc l’idée importante et qu’il nous faudra souligner ici, que le socialisme n’est pas une science finie obéissant à un certain déterminisme fixiste. On peut l’envisager selon les divers espaces géographiques et politiques en respectant de surcroît l’Histoire. Il fallait donc, pour Bourguiba, de choisir entre ses  diverses formes: « socialisme scientifique et socialisme utopique, socialisme marxiste et socialisme non marxiste ». Il pense qu’il ne peut y avoir « un genre de socialisme valable pour tous les temps et tous les pays ». Celui dont parle l’orateur refuse l’idée que le prolétariat dirige un pays sans nier pour autant « l’existence de plusieurs classes dans la société ». Le socialisme doit être impérativement renouvelé et sans cesse contextualisé. Cela évoque pour nous l’indéterminisme foncier qui caractérise la pensée politique de Bourguiba contrairement à ce qu’on pouvait penser de lui.

Ainsi, les classes sociales n’ont pas pour fonction de s’opposer les unes aux autres « dans une lutte de caractère inexpiable ». Leur cohésion permet en revanche de dépasser les systèmes totalitaires où les riches sont totalement spoliés de leur fortune et la libre concurrence a pour « effet de lâcher la bride aux appétits insatiables des individus comme à ceux des groupements politiques ou sociaux, ce qui mènerait tout droit à la loi de la jungle ». Par cette condamnation, le socialisme de Bourguiba s’apparente, à nos yeux, plus au socialisme dit « utopique » où s’inscrit une recherche fondamentale du collectif. Le passage d’une « conscience individualiste » à une « conscience collective » rappelle en filigranes la pensée du philosophe Français Pierre Leroux. Il revendiquait « l’invention » d’une morale collective appuyant la solidarité entre individus, par opposition à l’individualisme. Cette ambition est aussi pour lui « La doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule Liberté fraternité égalité. Ce n’est pas d’une doctrine qu’il s’agissait, mais d’une éthique ce qui transparaît dans le discours de Bourguiba.

Dans un esprit épique, l’orateur considère que toute la société devra se regrouper si elle aspire à améliorer sa situation, dans une ligne de progrès par étapes successives et mûrement réfléchies : « Le socialisme en fin de compte, ne doit-il pas, dans son ultime étape, aboutir à unifier la Nation en un seul corps dominé par un esprit commun et une volonté commune de solidarité, d’entraide et de fraternité ? »- interroge le tribun qui prend le terme de « socialisme » dans un sens tout à fait différents : se soutenir et collaborer en travaillant à accomplir une concorde sans précédent entre individus d’une même société et entre peuples divers. Trop idéaliste peut être, mais très réaliste aussi, Bourguiba s’en tient à sa réflexion propre sur la société tunisienne.

C’est de là que découle sa conception humaniste du socialisme. Il est à cet égard, une philosophie dont les principes permanents envisagent la promotion humaine et la mise en place d’un système d’échange plus juste. Mais le socialisme est aussi une philosophie inscrite dans une réforme perpétuelle de l’esprit, selon le tribun. 

« Principes permanents de la philosophie socialiste »

Le titre choisi par Bourguiba présente le socialisme tel qu’il l’a conçu lui-même pour la Tunisie. Il s’inspire donc d’un fond théorique constant et fixe et non pas des diverses applications mises en pratique dans certains pays. Pour l’orateur le socialisme, « dans ses principes généraux, remonte fort loin dans le passé et se retrouve dans plusieurs sociétés humaines et en diverses religions ». Son sens premier rend compte des valeurs de solidarité, d’entraide et de coopération  entre individus et peuples « en vue d’affronter les nécessités de la vie.»
Il est ainsi « un des moyens de combattre et d’enrayer l’égoïsme effréné et la cupidité insatiable, dont les effets condamnables s’observent notamment lorsqu’un individu ou un groupement politique, social ou financier entreprend au détriment des autres individus ou éléments de la société, l’exploitation éhontée de ses compatriotes. »

L’égoïsme et l’individualisme exacerbent les rancunes et les conflits au sein de la communauté. Le rêve de Bourguiba est de mettre en place un univers où le socialisme est humanisme, c’est-à-dire qu’il prend en compte les intérêts de chacun respectant ainsi les droits et les libertés des individus tout en les renvoyant à leurs devoirs de concitoyens, un socialisme de solidarité et de justice se réalisant dans la durée. Cela implique qu’il n’y a pas de solution miracle aux conflits et à la misère, c’est l’œuvre de chacun que de continuer à se battre pour un univers de solidarité par les associations et le travail collectif. L’épanouissement de l’humain s’avère être l’affaire de toute une communauté et non pas uniquement celle d’une minorité.

La solidarité est commune à l’humanité qui doit la nourrir, selon le tribun: les collectivités, les individus sont son essence et sa forme, comme il l’explique car c’est du destin de tous qu’il s’agit. Pour Bourguiba, « la société est telle que la veulent ses propres membres, et son intérêt tel qu’ils le décident eux-mêmes après en avoir délibéré entre eux, à la suite d’un examen attentif des problèmes qui leur sont communs ». Il est donc important de souligner que les idées de démocratie, de liberté et de solidarité, inhérents à la définition du pouvoir, font partie de la philosophie socialiste selon Bourguiba qui apparaît comme un éducateur du politique. Cet enseignement vise à inciter les individus à s’approprier leur destin propre par une pensée de solidarité agissante. L’éthique du partage et de communauté est aujourd’hui encore à l’état de projet même si dans son utopisme le plus profond, elle demeure fondamentale pour la concrétisation de l’humanisme futur. L’orateur ajoute que le « socialisme de démocratie constitutionnelle », « signifie clairement que le socialisme est inséparable de la liberté et de la démocratie ». Il est question de fonder une société où les idéaux démocratiques et l’égalité des citoyens apparaît comme des principes permanents c’est-à-dire en perpétuel développement. Mais dans la liberté, il n’y a pas de place à la dictature et à la démagogie politique, religieuse, économique ou ethnique « de sorte que les droits et les libertés des individus se trouvent être fonction des intérêts supérieurs de la collectivité et des exigences impérieuses de son évolution. » Bourguiba s’inscrit dans l’esprit de la Déclaration des Droits de l’Homme. En effet l’article IV stipule bien que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme, n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits : ces bornes ne peuvent être déterminés que par la loi. »

Nous y saisissons la conception de la liberté chez Bourguiba, qui n’a de sens que dans le nécessaire respect des droits et des devoirs de chaque individu. Elle est, comme il le rappelle,  en rapport étroit avec les choix et les lois opérés par la collectivité et comme le souligne aussi l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme : « la loi est l’expression de la volonté générale ». Bourguiba est donc largement inspiré des Lumières dans sa conception de la démocratie. Il était bien en avance par rapport à son époque où le peuple tunisien n’avait pas encore eu le recul et l’esprit d’ouverture nécessaires pour intégrer dans son univers de telles valeurs. Il en était conscient. Ce décalage est sans doute à l’origine de la difficulté qu’a eu Bourguiba dans la mise en place d’un régime démocratique fondé sur le pluralisme et la concertation tel qu’il en était profondément convaincu… Au cours d’un récente entrevue avec M. Mohamed Sayah qui fut Ministre de l’Éducation en Tunisie, nous avons eu confirmation de cette idée : le peuple n’était pas encore formé à la démocratie qui n’a jamais fiat partie ni de sa culture, ni de sa conception du pouvoir. Il était difficile de concevoir l’idée de concertation dans le respect des divergences. Les siècles de régime monarchique ont surtout appris à beaucoup, qu’on ne pouvait prendre le pouvoir que par le coup d’État. C’était d’ailleurs une habitude pendant la période beylicale.

Le socialisme destourien n’est donc pas exactement la social-démocratie, historiquement issue du marxisme (même si les associations philosophiques et idéologiques avec ce courant ont été rompues), en même temps qu’il se reconnaît dans le parlementarisme, il nie le socialisme réformiste dont la visée est le dépassement du capitalisme, l’avènement d’une société socialiste et de l’appropriation collective des moyens de production. L’État demeure, pour Bourguiba, un actant nécessaire dans le partage équitable des richesses. En développant une éducation du collectivisme et de l’entraide, l’État s’implique de façon réelle dans la vie des hommes. Ces valeurs trouvent par ailleurs leur source dans le socialisme utopique et essentiellement dans celui de Fourrier et de Owen. Bourguiba, dans sa vision du socialisme, a tenté une synthèse philosophique en rupture totale avec les pratiques réelles qui ont mené l’expérience socialiste à l’échec. C’est du moins ce qui nous apparaît aujourd’hui.
Le socialisme de Bourguiba, comme cité supra, impliquant une éducation de la conscience individualiste à une « conscience collective », semble encore aujourd’hui de l’ordre de l’utopie. « Le but suprême du socialisme- rappelle l’orateur- est de conduire individus et classes, par étape successives, et en aidant à la prise de conscience par le moyen de l’éducation et de la persuasion- et s’il le faut par voie de contrainte- vers le plus haut degré possible de « conscience collective ».  Bourguiba croit au dynamisme de l’éducation aidant les hommes à se libérer de leurs « impulsions égoïstes » dans la construction de la « nouvelle société socialiste ». Cet idéal de société ne peut avancer que « grâce à une impulsion de chacun vers des objectifs certains de prospérité, de dignité et de liberté pour l’ensemble des individus et des classes sociales qui la composent. » Le tribun est porteur de valeurs humanistes de partage et de solidarité entre les individus et entre les nations. Dans ce sens, le socialisme évolue dans sa pensée vers un humanisme universaliste. Cette conception est en rapport avec ce qu’il considère comme la « fonction sociale » que remplit chaque individu. 

« La fonction sociale »
Le socialisme n’a pas uniquement pour visées d’établir un parti politique et d’appliquer des modèles de croissance économique. Ce ne sont là que des sujets secondaires face à ce qui est véritablement nécessaire pour le tribun, à savoir « repenser tous les concepts sous-jacents aux diverses doctrines politiques, économiques et sociales »5 Il s’agit en effet de reconsidérer la conception même de l’Homme et de sa place dans l’univers qu’il construit. Il ne vit pas en dehors de la collectivité, mais il est tel que le définit Bourguiba, un « « être social » » qui ne peut exister et se construire « qu’en tant que cellule du corps social et qui ne peut se réaliser, évoluer et s’épanouir que dans le cadre de la collectivité. » Nous retrouvons ici la conception khaldounienne6de l’homme comme un être social et culturel :« la civilisation (al-‘umrân), c’est-à-dire la cohabitation (tasâkun wa tanâzul) des hommes dans les villes (misr) et sous les tentes, pour satisfaire leurs besoins, car la coopération (ta’âwun) est dans la nature des hommes. ».7 Les humains ont donc une « « fonction sociale » » à accomplir que Bourguiba considère comme la condition même de leur humanisme –puisqu’elle leur permet de se construire en tant qu’individus - définissant ainsi la « « responsabilité existentielle » » de chacun. Il s’agit donc de mettre en avant l’idée que les citoyens d’une même communauté sont impliqués dans un même combat : celui des intérêts collectifs. La société est donc une forme complexe d’association entre individus ; elle l’est d’autant plus que l’individu ne l’est lui-même que par son appartenance à la collectivité dans laquelle il vit et avec laquelle il partage ses intérêts. Il y a là encore la pensée de Rousseau  selon laquelle le pacte social a des effets bénéfiques sur l’homme puisqu’il lui permet de passer de l’état de nature à l’état civil, c’est-à-dire de l’état de l’homme quand on lui enlève ce que la société lui a apporté de particulier (les liens sociaux) à l’état de société. Mais nous y décelons aussi des fragments de la pensée politique et théologique de Spinoza qui dans un texte célèbre8 se demande à quoi sert la société. Pour lui, la société est indispensable comme protection, mais aussi comme commodité « Ce n’est pas seulement parce qu’elle protège contre les ennemis que la société est très utile et même nécessaire au plus haut point, c’est aussi parce qu’elle permet de réunir un grand nombre de commodités ; car, si les hommes ne voulaient pas s’entraider, l’habileté technique et le temps leur ferait également défaut pour entretenir leur vie et la conserver autant qu’il est possible. » Pour lui, même les barbares se soutiennent montrant ainsi que les hommes ne pourraient vivre hors de la société. Nous percevons de même l’idée que le corps de la société désigne un ensemble solidaire dont la justice entretient l’ordre par ses réglementations.
Qu’est-ce que le lien de société ? C’est ce que définit Bourguiba sous l’influence, nous semble-t-il, d’Alain, pédagogue et philosophe qui lui était contemporain (1868-1951). Dans ses Définitions, la société est l’« état de solidarité, en partie naturelle, en partie voulue, avec un groupe de nos semblables. (…) La véritable société est fondée sur la famille, sur l’amitié (Aristote), et sur les extensions de la famille. »9 Á cet égard, nous comprenons ce lien de solidarité dont parle Bourguiba, et qui permet à chacun d’avoir les mêmes droits que son voisin : le travail et toutes les activités humaines dans laquelle on s’accomplit et qui sont des « fonctions sociales ». Elles visent la solidarité mutuelle pour la prospérité de tous. Dans ce cadre, le concept de « « droit » tend à se rapprocher » de celui de « devoir » selon l’orateur qui les fusionne sciemment. « Les deux notions » viennent à « se confondre dans un concept unique, celui de « fonction sociale »».

Dans ce cadre, le socialisme est pour Bourguiba une philosophie qui « ne  peut avoir qu’une seule fin suprême : l’Homme, ce qui en fait une forme des plus exaltantes de l’Humanisme moderne. ».  Il dépasse donc le cadre de la nation, pour s’universaliser prenant ainsi des dimensions plus importantes dont l’envergure permet un « dialogue permanent et créateur entre civilisations et cultures »10. Le socialisme de Bourguiba est ainsi différent de celui pratiqué dans le monde arabe de l’époque où ses visées sont essentiellement nationalistes. Bourguiba dépasse le cadre de la nation pour embrasser l’universel : il s’agit de construire un socialisme universel et humaniste où le dialogue des cultures et des civilisations ouvre la voie à la paix entre les humains. Ce sont les valeurs qui annoncent aujourd’hui, mais sans le savoir, le concept même de Terre-Patrie qu’Edgar Morin développe dans sa philosophie.

«La doctrine la plus propice au dialogue permanent
et créateur entre civilisations et cultures »
           
Le socialisme tel que vient de le définir Bourguiba est un système idéal de pensée permettant d’éviter l’enfermement « dans les limites étroites d’une société ou d’un peuple » et formant ainsi « la doctrine la plus riche en possibilités de coopération et de solidarité entre nations et collectivités, la plus propice au dialogue permanent et créateur entre civilisation et cultures. » Le socialisme est ainsi une pensée qui s’inscrit dans une éthique humaniste et universaliste dans le sens où son objet est la promotion de l’Homme comme un être à la fois individuel et collectif. Sa dimension collective ne s’arrête pas à la société qui lui a donné naissance, mais s’élargit au monde entier. C’est donc une doctrine d’universalité de l’Homme lui permettant, grâce au contact avec d’autres langues et cultures, de construire un humanisme toujours nouveau, authentique s’inscrivant dans un processus d’enrichissement infini entre individus de divers pays. Cette dimension est à réhabiliter de nos jours où conflits et guerres (ethniques et religieuses) reprennent dans une violence et une férocité accrues.

Á l’époque où Bourguiba prononçait ce discours, il soulignait déjà l’idée que le monde était en plein changement et que cela se traduisait par deux « phénomènes caractéristiques : celui de « l’accélération de l’histoire », qui a singulièrement modifié les événements dans leurs dimensions et leur portée, et celui de l’ « abolition des distances », dû à l’extrême rapidité des moyens de transport ». Mais aujourd’hui, cela mène aussi irrémédiablement aux conflits et à la barbarie. Le contact entre langues et cultures est le moyen de construire une civilisation fondée sur l’humanisme et le partage. Le progrès doit donc englober toute l’humanité afin de continuer à progresser dans le sens du perfectionnement infini. Ainsi Bourguiba insiste bien sur cette idée d’une civilisation de l’universel dont la Francophonie est l’exaltation et la figure. Il souligne dans un ton solennel et épique « Il n’est point de vœu plus cher à mes yeux que de voir les peuples se lancer, avec enthousiasme, au cœur de cette prodigieuse et pacifique aventure, en vue d’édifier cette civilisation à l’échelle de la planète, qui commence à couvrir les cinq continents et est appelée à faire le bonheur du genre humain dans sa totalité. Cet enjeu me semble des plus exaltants et des plus propres à stimuler le zèle ardent et créateur des nations, et notamment, de celles qui appartiennent aux grandes familles spirituelles du monde. »
L’idéal universaliste de l’orateur est exprimé franchement et sans détours. C’est vers la construction  d’un univers plus pacifique, plus juste et plus égalitaire que tendent les mots du discours. Ils incitent à l’action stimulant dans l’auditoire l’aspiration de chacun à se reconstruire. Il en parle en termes de « compétition » qui est « une de ces grandes tâches humaines » devant être « menées sans fin et sans relâche » : une sorte d’acharnement positif pour un univers de paix et justice, et dans lequel la question de la dignité – question rousseauiste et hégélienne que l’on retrouve notamment chez Montesquieu- est à la fois le but et la cause. La dignité de l’homme est bien la raison du combat de tout homme pour se libérer de sa situation d’esclave afin de devenir maître, actant et responsable, agissant dans le sens du déroulement de l’Histoire qu’il construit, fruit de son intelligence et de sa labeur.
Voici donc un orateur pour qui l’avenir de l’Humanité est la responsabilité de chacun, et le bonheur à accomplir un idéal des plus importants. Mais un orateur bergsonien qui place cet idéal de civilisation dans une « vitalité créatrice » nécessaire pour son accomplissement. Il lui paraît donc légitime et « normal que chaque nation aspire à la part la plus grande possible dans un tel enjeu, au rôle le plus éminent dans cette compétition pour la promotion d’une civilisation planétaire ». Les mots son dits mais l’exigence est évidemment le « propre potentiel de civilisation » de chaque nation, « de sa vitalité créatrice, sur le plan intellectuel, du zèle qu’elle met, par le moyen d’une coopération loyale, d’échanges culturels exempts d’arrières pensées, et d’un dialogue fructueux entre sociétés et civilisations, à nourrir de toutes leurs richesses propres l’effort collectif de l’humanité ».

Discours épique, révolutionnaire et réformateur. Bourguiba est cet éducateur intransigeant qui ne veut rien laisser au hasard, l’homme est un être responsable et c’est dans ce cadre que se définit sa liberté, ses droits et ses devoirs.  La question est de savoir jusqu’où peut-on s’engager dans cette voie ? Jusqu’où peut-on pousser l’idéalisme ? Bourguiba en appelle à une éthique du don de soi, de la générosité et de l’esprit collectif par opposition à l’esprit individualiste, égoïste et surtout nourri de préjugés sur autrui. Cet esprit est celui qui devra régner désormais dans notre univers actuel.

Bourguiba apparaît ainsi comme un visionnaire qui a su poser les vraies questions, celles qui ont soulevés les peuples et qui les soulèvent encore aujourd’hui, notamment les questions du rapport entre religion et identité dans l’esprit de beaucoup. Dépasser ce paradigme, c’est apprendre à se reconstruire différemment en se plaçant dans le courant de l’Histoire et non uniquement dans un passé révolu. Bourguiba met les hommes face à l’Histoire : les regards sont à diriger vers les accès de violence qui pourraient  détruire la vie. Notre époque est bien marquée par ce problème : on risque de sortir mieux humanisés des conflits comme on peut se démanteler progressivement et ne laisser derrière soi qu’un désert de ruine. C’est par l’empire de la raison et par la tempérance que les hommes peuvent dépasser leurs passions et leur barbarie.

L’orateur en appelle à une raison intelligence dans laquelle la passion se transfigure en une volonté de faire reculer ces fléaux qui, tout en accompagnant les civilisations, leur édifice et leur anéantissement, semblent nécessaires pour dépasser à chaque fois nos crises. Á cet égard, nous pouvons rappeler Edgar Morin pour qui « la barbarie n’est pas seulement un élément qui accompagne la civilisation, elle en fait partie intégrante. La civilisation produit de la barbarie, particulièrement de la conquête et de la domination»11

Pour Bourguiba, éviter la barbarie et le repli, du moins les diminuer, en s’engageant à accomplir « une civilisation planétaire », est « une occasion inespérée de retrouver notre place au sein de l’Humanité ». Il s’adresse ainsi spécifiquement au peuple libanais, mais aussi au peuple arabe et aux hommes de toutes les cultures de façon plus générale.

L’idéal est d’embrasser ainsi le monde dans la tolérance des différences et d’un humanisme collectif, fruit d’une « conscience collective » basée sur l’entraide. Pour l’orateur, « l’histoire moderne avait lancé » aux peuples « d’Orient et à travers eux, à toute la civilisation qu’ils représentent, un défi fondamental et catégorique. » Il n’est donc plus question de faire machine arrière en refusant d’assumer ce «défi fondamental et catégorique» qui est pour lui une « occasion inespérée » souhaitant ainsi que cela le devienne au vrai sens du terme, car cela « ne se renouvellera peut-être jamais de retrouver (son) rang et (sa) place au sein de l’humanité»...  Comment faire pour rattraper la caravane universelle du progrès ? C’est finalement la question à laquelle tente de répondre Bourguiba à travers ce discours. L’homme ne peut vivre en dehors du Temps, car c’est dans cette dimension qu’il faudra s’inscrire selon l’orateur : « le  temps comme la vie est mouvement » rappelle-t-il par référence implicite à Héraclite qu’il a déjà cité dans ce discours, l’homme doit connaître « la nécessité impérieuse de vivre avec le Temps » et de s’élever « au niveau des événements ».

Une remise en question permanente de nos croyances et « des concepts fondamentaux de notre civilisation » rappelle Bourguiba, mais « tout en restant fidèles à notre personnalité originale et à notre génie propre. » Finalement, il s’agit de s’adapter au temps sans perdre son identité originelle. C’est un précurseur de la pensée d’Edgar Morin pour qui l’homme est fait d’une étoffe à trois dimensions temporelles intimement liées l’une à l’autre : le passé (l’originel, l’Arke), le présent (l’actuel) et le futur (l’idéal non accompli). Elles sont nécessaires pour renouveler la civilisation humaine et pour sortir des crises.

Un épilogue poétique : perspectives
           
Comme l’exorde, le discours se clôt par une rhétorique poétique dans laquelle une isotopie du feu donne à la parole oratoire une dynamique revitalisante au-delà de son pouvoir destructeur. Alliance des contraires où les mots agissent. L’art oratoire n’est pas uniquement une invitation à la méditation ou à la rêverie utopique, il incite à l’action, à la rupture avec l’ancien pour mieux renaître comme un sphinx naît de ses cendres. La métaphore filée de la flamme qui s’attise porte une dimension olympique raccordant l’Esprit et le Génie. C’est sur une note optimiste que Bourguiba finit son propos. Mais un optimisme mobilisateur où les mots jouent un rôle emphatique important renforçant par là la présence de l’orateur dans son discours. De plus, l’injonction se déploie marquant ainsi un engagement réel de la part de Bourguiba dans la mission civilisatrice d’un peuple à la recherche d’une éthique de reconstruction à la fois humaniste, culturelle et politique : le Moyen-Orient et le Maghreb n’ont pas encore évolué vers cette voie. Les temps sont à la régression.
Cette perspective humaniste que la Didactologie des Langues-cultures, notamment, s’efforce aujourd’hui d’approfondir, nous la retrouvons dans le discours de Bourguiba. Nous pouvons donc y percevoir matière à réfléchir sur le rapport à la langue, à l’enseignement des langues et des cultures dans un espace d’échange où chacun comprend l’autre. L’édifice d’une civilisation de l’universel dont a aussi parlé Senghor, le frère de lutte de Bourguiba, ne peut se faire sans la coopération, la solidarité et l’entraide entre peuples et nations. Pour l’orateur ce projet n’est pas impossible et il le dit ainsi « cette tâche n’est pas, ce me semble, au-dessus de nos forces, ni hors de la portée du grand génie de la Nation Arabe. Nous serons à même de l’accomplir au mieux aussi longtemps que restera intacte dans nos cœurs cette flamme de l’esprit et de la pensée qui a prêté son feu aux flambeaux de tant de civilisations qui, durant nos époques glorieuses et florissantes, ont jeté le plus vif éclat des rives du Golfe arabique aux bords de l’Océan, et aussi longtemps que nous l’attiserons de toutes la ferveur de cette ardente fraternité arabe qui ne cesse de nous unir à travers les siècles ».
Ces mots de fraternité et d’humanisme sont à rappeler aujourd’hui, car le monde arabe et musulman en a particulièrement besoin pour se régénérer grâce à des symbioses, entre l’ancien et le moderne, l’Occident et l’Orient, l’individualisme et l’universalisme, jamais encore pleinement réalisées. Les mouvements religieux fondamentalistes sont un témoignage vivant de cette difficulté qu’ont les musulmans à dépasser certains clivages pour vivre leur foi sans en faire étalage et sans en profiter pour réaliser leur soif de pouvoir. C’est à une banalisation de la foi que l’on évolue malgré la fièvre qui domine et les conflits qui en sont générés entre l’Occident et l’Orient. Le bilan des deux discours de Beyrouth est donc clair : il s’agit de s’unir « par l’affection la plus sincère et l’amitié la plus pure ». Ce dernier appel à la fraternité, à la paix et à l’amitié, n’est-ce pas ce qui nous renvoie à notre humanisme, à notre culture universelle originelle dont les berceaux sont les antiquités gréco-latine et moyen-orientale, berceaux de deux grandes civilisations plurielles et complexes ? C’est en reliant toutes ces dimensions que les hommes pourront revoir leurs concepts et se remettre en question afin de construire « la Terre-Patrie » d’Edgar Morin qui est aussi « la civilisation de l’universel » dont Teilhard de Chardin et à son insu Senghor et Bourguiba ont été les porte-paroles.

Les allocutions de Bourguiba nous incitent à réfléchir sur l’éducation et la réforme de l’Esprit, et par là sur l’enseignement des langues et des cultures. Certes, les temps actuels se caractérisent par l’incertitude, mais ce doute éthique, politique et culturel est certainement la crise nécessaire à toute évolution historique et à toute régénération de l’Humain. Ce socialisme humaniste est-il à même aujourd’hui de répondre à une telle ambition ? C’est la question qui nous guidera à l’exploitation d’autres discours de Bourguiba lors de cette tournée moyen-orientale.

Il nous semble ainsi que l’analyse des discours politiques de Bourguiba, nous invite, de part leur contexte historique et leur contenu philosophique, à aller au-delà d’une simple étude formelle des faits de langue. Le lecteur du texte bourguibien se trouve face à une multitude d’informations qui appellent d’autres textes et d’autres discours. La réflexion sur le Socialisme de Bourguiba et sur ses dimensions philosophiques et politiques mènent à une reconsidération des autres méthodes d’analyse du discours politique. Bourguiba appelle à la tolérance et à l’amitié et œuvre pour une éducation nouvelle fondée sur la synergie des différences. Ce n’est pas à une politique hégémonique qu’elle appelle, mais à une « anthropolitique » au sens de Morin où l’homme est la source, la finalité et l’actant.
           
Cette « anthropolitique » qui apparaît en clair dans le discours de Bourguiba, n’est pas sans rapport avec l’héritage philosophique des Lumières et poétique des romantiques français. En effet, le style oratoire de Bourguiba dans le discours de Beyrouth du 10 mars 1965 est assez spécifique. C’est une méditation philosophique qui en même temps qu’elle évoque un passé glorieux fait une grandiose invocation aux ruines des civilisations et de la caducité des empires. C’est ce que l’on retrouve dans les Mémoires d’outre tombe et l’Itinéraire de Chateaubriand. Bourguiba a sans doute été un grand lecteur des voyages en Orient racontés entre autre par Volnay qui fit un voyage entre 1782 et 1784 et dont il raconte les impressions et les effets dans son Voyage en Égypte et en Syrie (1787). Ce sont des lectures qui ont certainement nourri son pèlerinage oriental. L’exorde de son discours est très proche dans son style de ce texte de Volnay où une rêverie philosophique condamne le despotisme oriental pratiqué par les Turcs de l’époque :  « Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut le siège d’un empire puissant. Oui ! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d’allégresse et de fête : ces marbres amoncelés formaient des palis réguliers ; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques (…) et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste d’une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous les portiques, a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. L’opulence d’une cité de commerce s’est changée en une pauvreté hideuse. Les palis des rois sont devenus le repère des fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux ! …ah ! Comment s’est éclipsée tant de gloire ! … comment se sont anéantis tant de travaux !…ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! Ainsi s’évanouissent les empires et les nations ! ».

Comme chez Chateaubriand et  Volnay, on retrouve ces antithèses captivantes pour expliquer la ruine des civilisations dans ce discours de Beyrouth. Avec tout cet l’héritage poétique, et littéraire, il y a aussi celui philosophique d’Ibn Khaldoun, d’Aristote et même d’Héraclite. Bourguiba ouvre déjà par la parole oratoire des perspectives d’universalité sans commune mesure dans une époque en crise, au sein d’un peuple à la recherche d’une authenticité et d’une identité aujourd’hui encore à l’état de chantier. Conscient de cette quête identitaire et culturelle chez les peuples  d’Orient, Bourguiba insiste moins sur les ruines du passé que sur le progrès et la construction d’une culture et d’un monde où l’homme doit se prémunir de la volonté d’agir et c’est ce qu’il souligne parfaitement lorsqu’il annonce d’un ton dur « Et de ce fait, cette contemplation d’un passé à jamais aboli, cette manie d’en chanter la gloire et d’en exalter les hauts faits, a souvent prêté son refuge aux peuples fatigués qui, voyant tarir en eux les sources de la vie et s’épuiser leurs forces créatrices, ne sont plus capables d’assumer leurs responsabilités devant l’Histoire »
           
Bourguiba reprend le discours de la rêverie philosophique pour le dépasser en jouant sur les antithèses passé/présent, forces créatrices/peuples fatigués. La contemplation des ruines doit être un moteur de création-recréation permanente dépassant les clivages religieux, ethniques et politiques afin de construire un monde d’entraide et d’humanisme, un socialisme en faveur de l’Homme et de sa Promotion.
Ce discours de Beyrouth est un espace où le tribun atteint le sommet de son art oratoire. Même si nous avons travaillé sur la traduction française du texte, cela ne diminue pas la force des messages d’Humanisme, de Fraternité et de Paix qui sont des valeurs inhérentes à la Francophonie telle qu’il en parlera dans les discours de la tournée africaine quelques mois plus tard. La traduction du texte est la preuve tangible de cette double appartenance de Bourguiba à deux langues-cultures et de la dimension d’universalité qu’il leur donne. Un transculturalisme exemplaire si l’on veut  mieux vivre les événements complexes du monde d’aujourd’hui.
Notes



2 Robert Owen (né le 14 mai 1771 à Newtown- mort le 17 novembre 1858) Socialiste réformateur Gallois. Il est considéré comme le « père fondateur » du mouvement coopératif moderne. Il cultivait le coton et eut l’idée de fonder des villages communautaires pour ses ouvriers, des crèches pour leurs enfants. Ces initiatives font partie d’une ambition éducative qu’il voulut mettre en pratique. Il met en œuvre ses idées avec succès dans une filature « New Lanark » en Écosse. Il met aussi en œuvre des « villages of cooperation » où les agriculteurs pouvaient produire eux-mêmes leur propre nourriture. Il nous semble important de souligner dans ce cadre l’expérience des coopératives agricoles en Tunisie et qui échoua pour des raisons diverses, mais essentiellement parce que les riches cultivateurs  ont refusé de partager avec les plus pauvres qui se sont présentés massivement et qui se sont fait dépouillés sauvagement par les premiers.

3 Thierry Ménissier, Éléments de philosophie politiques, « État », p. 78-79. Éd. Ellipses, 2005.
4 Idem
5 Bourguiba. H. Discours
6 Celle d’Ibn Khaldoun dans les Prolégomènes.
7 Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, Al Muqaddima, Idem. P65.
8 Traité théologico-politique, chapitre V, in œuvres de Spinoza, Tome 2, P105, traduction Charles Appuhn, Garnier-Flammarion.
9 Alain, « Société », In Définitions, recueilli dans Les arts et les dieux. P. 1086, coll. « La Pléiade », éd. Gallimard, 1958.
10 Bourguiba, Discours.
11 Cultures et Barbarie européennes, Bayard, Oct. 2005.

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