Ceci est une contribution au séminaire qui s'est tenu à Monastir du 24 au 25 juillet, 2011. Je la publie ici car elle rappelle la pensée politique d'Habib Bourguiba et sa philosophie de l'homme. Je pense que ce texte est encore d'actualité en ces temps que les Islamistes continuent, malgré leur départ du pouvoir, à se mouvoir dans un espace où la démocratisation institutionnelle et de pensée, se met progressivement en place. L'espoir de voir cette mosaïque culturelle qu'est la Tunisie se fondre dans un esprit global ouvert aux libertés individuelles et d'expression me donne envie de dire tout simplement que rien ne vaut une politique de l'homme, celle préconisée par Bourguiba lui-même et ses compagnons Hamani Diori du Niger et Léopold Sédar Senghor du Sénégal, et avec lesquels il fonda l'ACCT, l'Agence Culturelle et Technique, Aujourd'hui Agence pour la Francophonie.
Séminaire du 24-25 juillet 2011 à Monastir
République et démocratie dans la pensée
bourguibienne
Réflexions et perspectives
Cette modeste
contribution que je présente aujourd’hui traite de la pensée républicaine de
Bourguiba, fruit de l’analyse d’un bon nombre de ses discours.
L’activité
politique de cet intellectuel engagé se double d’une ouverture au monde,
essentielle au progrès et porteuse d’humanisme. Occident et Orient sont ainsi
liés intrinsèquement depuis des millénaires et leur coopération devra
s’imprégner de plus de justice et d’égalité.
Les tournées
africaine et moyen-orientale, de 1965, ont montré à travers les discours que
Bourguiba avait prononcés, un homme d’État tout à fait engagé dans la réforme
de l’Esprit, attaché à une politique qu’il appellera de ses mots
« Politique de l’Homme ».
Dans ce
syncrétisme culturel qui le caractérise, Bourguiba établit une politique
interculturelle, unique au Maghreb, fondée sur le respect des diversités et le choix d’un transculturalisme riche en histoire
et en acquis pour la Tunisie.
L’enseignement bilingue, qu’il approuva et mit en place à
l’école dès le primaire et dont j’ai moi-même bénéficié, a été une chance
extraordinaire à une époque où l’objet de cette belle réforme était bien de
garder la richesse d’une langue qui nous a ouvert les portes du monde et donnés
accès aux connaissances dans leurs complexité et richesses.
Dans ce cadre,
je m’arrêterai à la conception bourguibienne de la politique et notamment de la
démocratie dans le cadre républicain. Je m’appuierai essentiellement sur les
analyses que j’ai eu l’occasion de faire de ses discours, en particuliers celui
de 1957 et ceux de 1965, périodes charnières dans la politique bourguibienne, celle
des réformes qui ont édifié la Tunisie moderne. Pour ce faire, je m’arrêterai
sur la déclaration de la république dont il a été, avec ses camarades de lutte,
un fondateur.
Bourguiba et la république : une
relation paternelle
Contexte historique : La
déclaration de la république
En 1957, le 25
juillet, Bourguiba prononce un célèbre discours devant l’Assemblée Constituante
intitulé « Substituer la République à une indigne monarchie ». Au
cours de cette longue allocution, il rappelle le contexte dans lequel
intervient cet événement et les soubassements historiques, politiques et
sociaux qui l’ont motivé. Peu de temps avant, le 31 mai, l’article 3 de la
ratification des décrets préparés par le gouvernement, préfigurant la fin de la
monarchie, stipula que « tous les
privilèges, exonérations ou immunités de quelque nature que ce soit, reconnus
actuellement aux membres de la famille beylicale, sont abolis ».
L’importance de cet événement était donc de taille : le discours est, à la
fois, une mise au point du débat qui eut lieu entre les différents orateurs de
l’Assemblée, sur les inconvénients de la monarchie en Tunisie, et une analyse
personnelle de la situation de l’époque par Bourguiba.
Les hypothèses
de lecture, qui s’imposèrent à moi alors, ont montré, tout au long de l’analyse
de ce discours, que la pensée républicaine de Bourguiba était nourrie de
fondements théoriques essentiellement philosophiques et qu’il éprouvait déjà
dès 1957 des difficultés à les adapter tels quels au contexte tunisien. En
effet, la Tunisie sortait de plus d’un siècle de monarchie absolue sous
l’autorité ottomane soumise au protectorat français dès 1889. Comment faire
pour mener cette grande réforme de l’Esprit qu’il voulait élaborer ? Il
fallait alors entreprendre l’éducation du peuple, déjà tentée au moment de sa
lutte contre le colonialisme.
Ce projet de
relever l’Homme et de lui redonner une dignité et une conscience c’est, je
pense, le noyau, et, sans doute, la source qui aura permis la révolution du 14
janvier 2011. Dans cette révolte, un peuple s’est élevé pour réclamer ses droits
à la justice, à l’égalité, à la liberté d’expression et donc à la démocratie
après plusieurs années d’oppression, de dictature, de censure et de pillage.
Aujourd’hui encore, certains réclament un État laïque et d’autres les accusent
d’apostats car pour eux la relation entre les humains n’est pas régie par les
humains eux-mêmes, mais par des forces métaphysiques transcendant l’homme. Cette
conception de l’État risque de mener à un régime monarchique régit par des lois
religieuses. Les conséquences en seraient catastrophiques si l’on considère
tous les acquis qui ont construit la Tunisie actuelle depuis 1956.
À la fin de ce
fameux discours, Bourguiba assurait déjà que : « le peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour
assumer la gestion de ses propres affaires. Je sais, ajoute-t-il, toute
l’affection qu’il me porte. Certains ont pensé que je pourrai prendre en charge
ses destinées. Mais j’ai un tel respect pour le peuple tunisien que je ne lui
souhaite pas de maître et que le seul choix que je puisse lui indiquer est le
choix de la République ».
La république étant présentée comme
le régime idéal pour les Tunisiens, comment argumente l’orateur en faveur de
cette opinion ?
Pour lui en
effet, l’abolition de la monarchie s’est faite dans « le calme et la dignité », comme il le dit, ce qui apparaît à
ses yeux exceptionnel. Il fait allusion aux mutations que générèrent les
grandes révolutions française, anglaise et bolchevique et la violence dont
elles ont été empreintes.
Bourguiba
précise ainsi qu’il faut en finir avec la monarchie, mais pas avec les
monarques, ni avec ceux qui en sont des alliés, car la république doit les
traiter avec dignité. C’est ce qu’il souligne lorsqu’il affirme :
« C’est un fait remarquable qui tiendra votre attention comme il retiendra
l’attention du monde entier que, pour la première fois dans l’histoire, les
représentants d’un peuple se réunissent
pour régler, en toute indépendance et dans le cadre de la mission pour laquelle
ils ont été élus, le sort d’un monarque qui attend, dans son palais, le verdict
de la Nation, conclusion d’un débat qui se poursuit dans le calme et la
dignité. Habituellement, la monarchie, quand elle est récusée par les peuples
ou les organisations qui en souffrent, est un régime qui finit dans les
bouleversements et les révolutions marquées du sceau de la violence et de la
force ».
À l’époque donc,
le changement de régime fut une décision du Peuple souverain, définition
spécialisée de « République », attestée d’ailleurs dès le 17ème
siècle. Cet événement, est marqué par un discours polémique défini dans ses
concepts et ses modalités puis développé à partir du déroulement des
faits.
Bourguiba avait
mesuré l’enjeu d’un tel événement. Pour lui il était grand car il fallait créer
et travailler, dans la continuité et par étapes successives, à sauvegarder la
république, mais comme un régime démocratique, laïque où la souveraineté du
peuple est valorisée dans un partage
réel des pouvoirs exécutif et législatif. D’ailleurs la question de la
laïcité de l’État a de tout temps remué certains qui l’ont alors déformée en
traitant Bourguiba d’apostat, comme au Moyen-Orient. Mais déjà, dans une
interview accordée en février 1956 à l’hebdomadaire L’Action, il dit à propos de la laïcité : « On a cru que
cela voulait dire l’abandon de toute religion… J’ai expliqué à mes compatriotes
qui s’étaient inquiétés ce que nous entendons par laïque : la loi
tunisienne sera une loi élaborée par les hommes et non une loi divine… laïque a
été mal compris…, l’essentiel pour moi c’est la chose ». On comprend donc
aujourd’hui que Bourguiba ne voulait pas imposer un État laïque au sens des
Lumières où les religions seraient pratiquées en dehors de l’État dans le
respect des diversités. Mais uniquement dans le cadre des lois. L’État est
resté un État musulman mais ouvert sur le progrès et soumettant les lois de la Charia à une réforme
adaptée au contexte tunisien et universel puisque la Tunisie n’est pas séparée
du monde et doit continuer à évoluer et à se développer. Mais Bourguiba avait
une réelle admiration pour la révolution turque et pour la personnalité
d’Atatürk, que même s’il ne pouvait, à l’époque, imposer un changement total du
régime de l’État tunisien, y espérait implicitement… Je pense même que cela faisait
partie des perspectives, sur le long terme, de la politique des étapes. En
effet, la laïcité de l’État se développera progressivement dans la pensée
intellectuelle des Tunisiens. La République que concevait Bourguiba était donc
laïque mais l’État tunisien était islamique. Un juste milieu, pour ne pas dire ambigüité,
servait à calmer ceux qui voyaient dans la révolution turque une atteinte à
l’Islam et à ses valeurs profondément humanistes.
L’on se demande
alors aujourd’hui, après la révolution du 14 janvier 2011, si les Tunisiens
sont en mesure de construire un projet démocratique où la république, déjà en
place depuis 1957, serait laïque et conduirait au respect des droits
inaliénables des hommes (Égalité, Fraternité, justice), des lois qu’ils auront
eux-mêmes établies et approuvées ?
Lors de ce
fameux discours de 1957, et dès l’exorde, Bourguiba place son discours dans le
cadre du dialogue qui eut lieu entre les différents membres de l’Assemblée en
développant une rhétorique contestataire dans laquelle il émet des réserves sur
certaines dérives du débat portant sur la critique de la monarchie absolue ou
constitutionnelle comme système politique, en la qualifiant de superflue dans
cette polémique. Par contre, il affirme que la monarchie beylicale ne convenait
plus aux Tunisiens. Il explique ainsi le double pouvoir de décision et de
définition de l’Assemblée Nationale Constituante. Dans le discours, il
confèrera un P de notoriété au mot « peuple ». Au-delà du « peuple »
comme une communauté de personnes partageant les mêmes valeurs, le terme est
utilisé comme un concept. Dans les cas où le terme apparaissait sans aucune
marque de notoriété, l’orateur lui conférait le sens péjoratif de « masse
de gens n’appartenant pas aux classes dominantes », surtout lorsqu’il
évoquait le rapport de domination qu’entretenait le Bey avec lui.
La république se
définit en effet comme un État dont la forme de gouvernement est fondée sur la
souveraineté des citoyens. Mais cette souveraineté n’est pas une dictature et
n’émane pas de décisions irréfléchies. Elle doit être le résultat d’un dialogue
permanent entre le peuple et ses représentants dans une unité qui respecte les
divergences. Les choses ne se passent pas souvent ainsi et Bourguiba en était
conscient.
Le changement de
régime ou de gouvernement, pour Bourguiba, doit être pacifique, emprunt de
respect pour le gouvernement déchu ou partant, principalement lorsqu’il est
fait par des républicains. C’est le droit au respect que requiert l’État quel
qu’il soit. La violence et la loi de talion sont d’infructueuses manifestations
passionnées auxquelles des républicains ne peuvent se permettre de recourir. Bourguiba
donne ainsi une leçon d’histoire et d’éthique à ses camarades : ce sont
les faits eux-mêmes qui condamnent le monarque et la monarchie et non les
représentants du Peuple dans l’Assemblée Constituante. La République apparaît
ainsi comme un choix dicté par la logique même des faits, en somme comme une
dialectique, d’où sa nécessité historique. L’argumentation du tribun révèle ainsi
son pragmatisme, la cohérence de sa pensée, son esprit stratégique et son
attachement à la raison comme une vertu seule capable d’abréger la polémique
pour avancer vers des décisions communes. Ce sont ces qualités qui ont permis à
Bourguiba de fonder la République tunisienne et de réussir à mettre de l’ordre
dans un pays où les divisions commençaient déjà à poindre parmi le peuple entre
yousséfistes et bourguibistes.
L’homme d’État et le pouvoir chez Bourguiba :
« L’homme d’État doit être maître du
gouvernement » (Cicéron :
Rem publicam tenere )
Bourguiba avait
gouverné avec des mains de fer et des gants de velours. C’est la politique du
philosophe éclairé dont l’objectif premier est d’instaurer un équilibre des
pouvoirs. Un homme d’État ne peut selon lui être un égoïste, aveuglé par le
pouvoir. Il est de son devoir d’être juste, raisonnable et sincère. Pour lui
donc, la politique doit être empreinte d’une éthique et doit se fonder sur la
modération, l’altruisme et le respect des libertés individuelles. Dans ce
cadre, le peuple n’est pas un monde abject et ignoble, mais participant au
pouvoir. Dans cette conception dont Aristote, Montesquieu, John Stuart Mill,
Rousseau et Hegel ont notamment été les inspirateurs, la politique est au
service de la « Promotion de l’Homme », tel que cela apparaît chez
J.J.Rousseau, et comme l’annoncera Bourguiba dans ses discours ultérieurs en
1965. Finalement, la République, mot formé de res « la chose, l’affaire » et publica « publique, qui concerne le peuple, la collectivité, ce
qui est commun à tous », donne à ce régime politique toute la force que
représente la souveraineté du peuple comme une charpente de la pratique du
pouvoir et la définition de l’homme d’État. Bourguiba le savait bien en 1957 et
son vœu était celui de concrétiser un régime politique démocratique évolué,
fondé sur le multipartisme dans le respect des opinions et l’unité du peuple
considérée « comme une famille » selon les propres mots du tribun.
On voit ainsi à
travers le discours se profiler une formation discursive indissociable d’une
philosophie dont les influences trouvent leur source dans des courants de la
pensée politique, occidentale et orientale, et qui donneront à la politique
tunisienne une forte résonnance dans le monde. On le voit lorsqu’il évoque la
question de la monarchie constitutionnelle dans des pays développés comme la Grande Bretagne. Pour lui
« la monarchie constitutionnelle exige que deux conditions soient
remplies. D’abord qu’il y ait un roi digne d’être le symbole de l’État ;
ensuite que la personne du roi appelle le respect du Peuple. Ce respect ne peut
être fondé que sur la conduite et les qualités morales du monarque. La
monarchie constitutionnelle est assurément une formule heureuse en Grande
Bretagne. Il faut que le respect soit dû également au symbole et à la personne.
Ce n’est pas le cas ici. D’autre part, il faut que l’on soit assuré d’un
minimum de loyauté et de sincérité à l’égard de la souveraineté populaire. En
Angleterre, un long passé témoigne de l’empressement du souverain à respecter
la volonté populaire dont les « communes » sont l’émanation ».
Bourguiba fait donc référence au rôle de la
chambre des communes dans la monarchie anglaise et qui est la principale du
parlement britannique où les Lords n’ont que le droit de suspendre la loi votée
sans droit de regard sur le budget. L’objectif de cette chambre est donc de
maintenir le travail du cabinet et le gouvernement y est désigné dans le parti
majoritaire. Il met le doigt sur l’importance du partage des pouvoirs et la participation
du peuple à ses diverses initiatives, dans le respect des lois.
Liberté politique et partage du pouvoir
« Il faut se mettre dans l’esprit ce
que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le
droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait
faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres
auraient tout de même ce pouvoir » Montesquieu. (De l’Esprit des Lois)
Concernant aussi
bien le souverain que le peuple, être libre politiquement, ne signifie pas
faire ce que l’on veut, mais obéir aux lois. C’est l’acception que l’on trouve
chez Bourguiba à travers ses discours. Comme Montesquieu, il considère que les
hommes ne sont libres que sous un gouvernement modéré : « la
démocratie, précise Montesquieu, et l’aristocratie ne sont point des états
libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les
gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les états modérés.
Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une
expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait !
La vertu même a des limites » (De l’Esprit des Lois).
Ainsi, les abus
du pouvoir ne peuvent être limités que par le pouvoir : « pour qu’on
ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir. Une Constitution peut être telle, que personne ne
sera contraint de faire celles que la loi lui permet » ; la liberté
politique est finalement réalisable grâce aux lois et doit se garder des abus
de pouvoir.
À la lumière de
ces précisions, on comprend mieux le discours de Bourguiba qui montre bien que
le cadre tunisien de 1957 n’était pas de cet ordre, mais que la République
devra œuvrer à y arriver. Pour lui, la liberté politique ne peut se fonder sur
l’anarchie, la course effrénée pour le pouvoir et le prestige qu’il
représente ; elle réside dans le respect des lois et le dialogue permanent
entre les différentes instances : législative, exécutrice et juridique
pour assurer la liberté. Le respect du pluralisme est donc la clé d’une bonne
gouvernance et Montesquieu rappelle à ce propos la nécessité de séparer les
trois pouvoirs comme garantie pour le fondement de l’État libre, ainsi
« tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou
des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de juger les
crimes ou les différends des particuliers ».
Cette position
de Montesquieu, s’inspire directement des
Politiques
d’Aristote qui, dans le chapitre X, se demande à qui donner le pouvoir. «
Mais il y a une difficulté : qu’est-ce
que doit être le [pouvoir] souverain de la cité ? En effet, c’est sans
doute soit la masse, soit les riches, soit les honnêtes gens, soit un seul, le
meilleur de tous, soit un tyran. Mais toutes ces [hypothèses] semblent
comporter un inconvénient…]
.
L’inconvénient majeur, de chacune de ces parties c’est justement d’exercer le
pouvoir seul en écartant les autres catégories sociales. On comprend donc le
sens de la République telle qu’elle a été redéfinie dans le discours de
Bourguiba. Il considérait le peuple tunisien dans la sagesse requise grâce à
l’histoire qu’il avait vécue et dont il a tiré les leçons de prudence et de
justice. La maturité du peuple évoquée par le tribun provient du concept de
« raison humaine » d’où émane, justement, la loi positive dont
parlait Montesquieu dans
De L’Esprit des Lois.
Chaque nation, en effet, a ses propres lois convenant à la « nature »
et au « principe de gouvernement qui y est établi, ou qu’on veut
établir… »
Ainsi se limiter
au cadre tunisien était une bonne stratégie discursive pour l’orateur, car la
loi qui émane de la raison, s’adapte aux diverses particularités des pays. Les
valeurs, cultures, histoires étant complexes, la république prendra des formes
différentes et s’adaptera aux données naturelles de chaque peuple. Cette vision
de la République est donc chez Bourguiba le fruit de sa formation discursive
notamment philosophique. Il a bien compris qu’il n’était pas très raisonnable
de « copier-coller » des données sur un contexte différent, où le
concept était encore peu acquis, peu admis, peu compris. Il fallait d’abord que
la nouvelle politique républicaine se donne la tâche d’instruire les jeunes
afin de leur donner l’occasion de l’améliorer plus tard et d’ouvrir la voie à une
démocratisation progressive et sans violence du pays. Montesquieu ne disait-il
pas aussi à propos des lois positives qu’elles « doivent se rapporter au
degré de liberté que la Constitution peut souffrir, à la religion des
habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur
commerce, à leur mœurs, à leurs manières ; elles ont des rapports entre
elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec
l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues
qu’il faut les considérer »(Montesquieu, Ibid.). C’est dans ce sens que
l’on pénètre aujourd’hui le discours de Bourguiba alors que cinquante quatre
ans se sont déjà écoulés… fonder une république démocratique et un État laïque,
s’il n’était pas encore évident à l’époque à travers le discours de l’orateur,
il semble aujourd’hui qu’il l’est nettement plus surtout au vu des événements
que nous voyons en Tunisie.
La révolution du
14 janvier, sans aucune préparation préalable, sans gouvernement d’échange,
s’est faite dans une violence nécessaire qui a permis, grâce au fameux slogan
« Dégage ! », de libérer le pays d’un tyran qui a monopolisé le
pouvoir et pillé le peuple. Cette violence est le résultat direct du manque
d’éthique dont le pouvoir de Ben Ali s’est caractérisé. Si pour Bourguiba,
l’éthique est inséparable du pouvoir, pour Ben Ali, elles n’ont rien à voir
l’une avec l’autre. Pour lui, il faut s’enrichir par la gouvernance et
gouverner pour s’enrichir. Pour Bourguiba, il faut gouverner pour promouvoir
l’Homme. La politique ne peut s’entendre avec l’opportunisme. L’Assemblée
Constituante qui siègera après le vote du 23-24 octobre prochain sera
représentative des volontés du peuple et de ses choix politiques.
Bourguiba, vers
la fin de son discours de 1957 parle ainsi du peuple : « ce Peuple,
comme une famille unie, sera responsable de son destin. S’il fait preuve de
sagesse et de maturité, s’il sait choisir les hommes, qu’il s’agisse des
députés, du chef de l’État ou des ministres, il prendra le chemin ascendant,
celui du succès, de la prospérité, de la grandeur. Mais s’il fait mauvais usage
de son propres droit, il ne s’en prendra qu’à lui-même ». On retrouve, en
même temps que sa confiance, son attitude méfiante à l’égard du peuple, son
appréhension du pouvoir. Le régime républicain ne peut être conçu en dehors
d’une bonne démocratie où il existe
pluralité des pouvoirs et sagesse des concertations donnant ainsi lieu à
des projets où apparaît justement la maturité des diverses parties du pouvoir,
entre autre celle du peuple.
Perspectives…
Comment édifier
une démocratie en Tunisie, alors que le modèle occidental auquel le Tunisien
actuel cherche à s’identifier est, semble-t-il, aujourd’hui en crise ?
Il est admis, de
nos jours, que la démocratie est en crise, un peu partout en Europe. On
remarquera en effet une apathie politique croissante mesurée par des taux
record d’abstentions, lors de certaines élections, notamment celles du 21 avril
2002 en France, des référendums et la crédibilité déclinante envers les hommes
politiques. Ainsi, dans son ouvrage récent, Edgar Morin souligne cette
difficulté de gouverner qui est inhérente à l’humanité. Il la considère comme
« un art, non seulement par les qualités inventives et créatrices qu’elle
exige, mais aussi par sa capacité d’affronter l’écologie de l’action
»
et ajoute à juste titre : « L’art politique comporte
inévitablement un pari, donc le risque d’erreur. Comme toute stratégie, il doit
savoir allier un principe de risque à un principe de précaution. Aucun dosage
entre ces deux principes ne peut être indiqué à priori » (2011 : 45).
Bien que la
démocratie soit bel et bien en crise, on peut considérer donc cela qu’en
apparence et se demander si « crise » serait un terme
philosophiquement fécond.
En conséquence, en
annonçant la crise de la démocratie, on autoriserait dans le même sens sa
rupture avec les valeurs originelles qui l’on créées. Développer un discours de
la déploration qui mesure le décalage entre l’essence de la démocratie et son
actualisation dans l’Histoire, cela présume deux hypothèses : soit que son
développement est obligatoirement conforme à ses principes originels, autrement
dit à sa bonne nature, soit qu’elle dégénère en altérant la pureté de ses
principes.
Serait-il
constructif pour toute politique de continuer à considérer que la démocratie
doit se vivre dans la seule tonalité de l’amertume et de la désillusion, comme
si elle doit être nécessairement l’incarnation d’un idéal trahi ou déformé
? Cette question nous met face à une alternative qui envisage le rapport entre
démocratie et histoire. Comme le considère, à juste titre, Pierre Rosanvallon
dans
La démocratie inachevée (2000 :32) :
« Il ne faut pas dire seulement que la démocratie a une histoire. Il faut
considérer plus radicalement que la démocratie est une histoire ».
C’est ainsi que
la philosophie politique peut l’examiner essentiellement en tant que régime qui
ne peut se définir que par des pratiques multiples, donnant une carrière aux
faits et mutations, ce qui lui permettrait de s’inscrire dans une histoire
philosophique du politique. Cette histoire cherchera à analyser les différentes
tensions aux travers desquelles la démocratie s’est développée et se forme au
lieu de s’attacher à détecter les avatars de l’évolution d’une essence.
On peut donc à
ce titre dire qu’en Tunisie, pays républicain, la démocratie était là mais sous
un aspect différent de celui que l’on voit actuellement dans les pays
d’Occident, elle est le fruit d’une politique répressive qui l’avait délimitée
et définie à sa façon et selon des principes autres. Il est donc de son droit
de se développer, et de prendre d’autres perspectives qui la rapprocherait des
pays d’Europe et ailleurs dans le monde où elle est aussi adaptée au milieu
dans lequel elle se trouve.
Partir donc de
cette définition de la démocratie comme « le pouvoir du peuple »
serait alors inadéquat car les termes de « peuple » et de
« pouvoir » n’expriment nullement une réalité simple. Le pouvoir
démocratique est plutôt complexe instaurant une tension, sans doute
constitutive, entre le lieu de sa souveraineté et l’exercice du pouvoir. Nous
vivons en effet sur cette contraction qui se résume en deux faits :
considérer le peuple comme le souverain absolu, origine de tout pouvoir, et
l’exclure en même temps de toute participation au pouvoir. En outre, lorsqu’on
définit la démocratie par le pouvoir du peuple, l’on se demande alors de quel
peuple il s’agit. Sans le déterminer, on court le risque de mythifier
l’existence même du peuple. La démocratie serait, dans ce cas, constituée par
un peuple homogène sans tensions, sans intérêts divergents, et qui serait en
permanence intéressé par la chose publique. C’est ce modèle de la démocratie
qui régnait en Tunisie sous Ben Ali et qui est arrivé à saturation. Or la
démocratie est constituée d’un peuple hétérogène, traversé par des intérêts
essentiellement divergents et contradictoires, ce que Bourguiba avait bien
relevé dans ses discours, notamment celui de 1975 lorsqu’il déclara la
république. Cette simple interprétation nous permet donc de dire que la
démocratie est animée par cette tension-ci : face à un peuple composé
d’intérêts hétérogènes et même antithétiques, elle doit non seulement leur
donner une voix, mais aussi un consensus. Sans doute, c’est à une telle
démocratie qu’aspirait Bourguiba en 1957, conçue non pas comme une essence
enfermée dans une constitution, mais comme une dynamique par ses tensions propres.
On est donc face
à deux traditions dans la pensée politique : la première tente de
minimiser ces tensions et en les ordonnant à partir du concept
d’équilibre ; la seconde les détermine comme irréductibles, et fait ainsi
de lui ni un concept dominant, ni une idée régulatrice et raisonnée de la
démocratie. La seconde considère ainsi que la démocratie est plutôt un régime
où le conflit n’est pas une déchéance de l’ordre, mais bien l’expression du
déséquilibre et de l’évolution du pouvoir.
Définir la
démocratie par la mobilité, c’est finalement admettre le déplacement des lieux
de pouvoir, condition de l’alternative que représente la séparation des
pouvoirs. La caractériser par l’équilibre, c’est l’inscrire dans le principe de
la séparation des pouvoirs.
La réalité, dans
le monde, nous montre habituellement que la démocratie repose presque toujours
sur un déséquilibre de puissance. Le rapport du citoyen avec le pouvoir est un
exemple illuminant d’un tel déséquilibre. Se pose, de ce fait, la question si cruciale
de la liberté du citoyen dans une démocratie. Cette liberté ne signifie pas un
affranchissement vis-à-vis de la volonté d’autrui et des décisions
institutionnelles. La liberté politique, comme l’a souvent rappelé Bourguiba dans
ses discours notamment ceux de 1965, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient,
est une liberté institutionnalisée : seule la présence d’institutions
garantit les conditions de la liberté. Néanmoins, le propre d’une relation
démocratique de pouvoir, réside dans le fait que la personne sur qui porterait
une incitation ou une prohibition, doit conserver la possibilité de la démentir
et de corriger les personnes qui ont pris cette décision. La démocratie
n’existe finalement que dans ce jeu de provocation entre l’obéissance et la
résistance : un jeu qui demeure délicat puisqu’il est pris dans une double
inertie : celle du blocage de la controverse ou celle de l’inefficacité du
verdict.
On se demande
alors si la politique a affaire à des puissances qui visent l’équilibre, ou qui
sont dans l’impossibilité de parvenir à cet état, de se comprendre et de se
vivre dans un rapport continu d’actions et de réactions. La question se pose
ici pour les penseurs du politique. Pour Montesquieu, Adam Smith et John Stuart
Mill, les tensions politiques peuvent se réduire et s’équilibrer. Pour
Montesquieu cet équilibre passe par la mise en place du concept de gouvernement
modéré ; pour Smith de celui de la main invisible et enfin pour Mill il
passe par la liberté de l’opinion. Par contre, pour d’autres comme Machiavel,
Rousseau et Tocqueville la démocratie ne peut être comprise comme un régime où
les tensions politiques sont supprimées, puisqu’elle est fondamentalement
constituée de tensions insurmontables qui l’empêchent finalement de connaître
la stabilité.
Ainsi, et pour
finir sur ce dernier point, la démocratie apparaît non seulement comme une
organisation équilibrée du pouvoir, mais aussi comme une organisation du
pouvoir qui permet de transformer ces distensions en production de libertés et
d’égalité. S’ouvre de ce fait une démocratie définie comme un espace de
dissensions et de concessions où règne une tension entre la logique du pouvoir
et celle de la liberté. Pour accéder à une telle démocratisation de la Tunisie,
une réforme de l’esprit est nécessaire, elle commencera dans les institutions
éducatives. Elle doit être conforme aux nouvelles aspirations humaines
auxquelles appellent de leur vœu des penseurs contemporains. Edgar Morin se
trouve être un de ces penseurs humanistes dont l’œuvre participe de cet espoir
de réformer l’esprit dans une boucle récursive infinie. L’homme est placé non
pas comme le centre du monde, mais comme celui qui doit centraliser ses efforts
sur la sauvegarde de la terre et sur la promotion d’une « politique de
l’homme » évoluant vers une « politique de civilisation ». Edgar
Morin explique la voie d’une politique de l’humanité dans un récent ouvrage
paru aux éditions Fayard (La Voie,
2011). En effet, l’humanité plus que jamais dans son histoire, se trouve aujourd’hui
face à une « communauté de destin ». Les problèmes qu’elle rencontre
impliquent nécessairement un appel à une politique de l’humanité. La communauté
identitaire se construit par une prise de conscience du concept de « Terre-Patrie »,
autrement dit du fait d’une origine terrienne commune de l’humanité. Les nouvelles révolutions actuelles au
Maghreb et dans le monde arabe doivent donc évoluer vers une démocratie
nettement plus démocratique que celle que l’on voit en Occident, prenant en
compte la complexité qui est inhérente à notre univers, à rejeter les
inégalités, les xénophobies, les attitudes régressives qui incitent à
l’enfermement sur soit et au refus de l’autre.
L’amitié, la
compréhension et la tolérance sont des valeurs importantes en politique et
doivent ainsi nourrir les relations humaines dans la diversité qui les unit et l’unité qui les partage comme le
souligne Morin. Il reste encore à expliquer l’importance du respect d’autrui
dans toute politique de l’homme, du partage et de la fraternité. Le progrès s’avère
aujourd’hui un mythe et révèle « l’arrogance intellectuelle
occidentalo-centrique » (Morin, 2011, p. 49). Les autres communautés du
monde sont une inépuisable source de richesse et de savoirs utiles pour notre
humanité, une source de réflexion et de régénérescence intellectuelle.
Dans cette
politique vouée à une nouvelle ère de l’humanité, celle qui se consacrerait à
la mise en place de la
Terre-Patrie, nécessaire à plus d’égalité et de justice,
Edgar Morin appelle à harmoniser les liens entre Occident et pays dits
« en voie de développement », terminologie née d’une « arrogance
intellectuelle occidentalo-centrique » qui a souvent eu tendance à les
inférioriser pour mieux les maintenir dans cet état. Pour Morin, en effet une
meilleure politique de l’humanité doit reconnaître les caractéristiques
inhérentes au fonctionnement de ces sociétés que ce soit du côté de leurs
« défauts » que de leurs « qualités » : « il ne
s’agit nullement d’idéaliser les sociétés traditionnelles qui ont leurs
carences, leurs fermetures, leurs injustices, leurs autoritarismes. Il faut
considérer leurs ambivalences, donc voir aussi leurs qualités. »
(2011 : 49).
Du côté de
l’Occident, il y a nécessité de bien réaliser aussi les deux côtés (positifs et
négatifs) du progrès en en développant les bienfaits : c’est-à-dire
« les droits de l’homme, les libertés individuelles, la culture humaniste,
la démocratie » (2011 : 50).
Cette synthèse
des cultures est celle à laquelle œuvrait Bourguiba avec son compagnon de route
Senghor lorsqu’il a fait sa profonde réflexion
sur le projet francophone. Fondateur de la première république
tunisienne, il demeure bien actuel dans ses idéaux et notamment dans sa
conception très optimiste de l’avenir où l’homme est perfectible à l’infini, où
tout se fait par l’action, où la bataille de chacun pour une politique de
l’Homme est un devoir et un projet toujours à améliorer.