La Francophonie de Habib
Bourguiba,
Essais d’analyse de
discours, 1960-1970.
Thèse de Doctorat de
L’Université de Saint-Étienne en Sciences du Langage
mention
« Didactologie des Langues-Cultures »
Soutenue publiquement
par
Henda Zaghouani-Dhaouadi
dirigée par
Messieurs les professeurs
Jacques Cortès
(Professeur émérite de l’Université de Rouen)
et Christian Puren
(Professeur de
l’Université de Saint-Étienne)
Présentation de la thèse :
problématique et pertinence au regard de problèmes
et d’enjeux
contemporains
Ce
travail tente d’élucider l’action de Habib
Bourguiba et le rôle qu’il a tenu dans le projet et la création de l’A.C.C.T (Agence
pour la
Coopération Culturelle et Technique). Il se fonde sur cette
base assez méconnue jusqu’ici pour se projeter dans le cadre contemporain et
proposer une réflexion philosophique et didactologique sur la crise actuelle
(culturelle, économique, sociale et politique).
Nous
avons rassemblé les discours que Bourguiba a prononcés sur la Francophonie et
notamment sur les questions concernant la diversité culturelle, afin de les
analyser d’abord un par un puis dans leur continuité globale. Notre recherche
s’inscrit donc dans un cadre assez classique d’analyse du Discours politique
mais avec une finalité pragmatique en
Didactologie des Langues-Cultures car la réflexion sur des thèmes
toujours aussi présents dans notre quotidien ne peut avoir de sens et de portée
que si nous en faisons la matière d’un débat avec la jeunesse de tous les pays.
Notre
approche est donc conçue dans une perspective pluri- ou polydisciplinaire
permettant de repenser les problèmes contemporains sous l’éclairage d’une
philosophie sans cesse en mouvement, dont on découvre qu’elle est souvent en
parfaite harmonie avec celle d’Edgar Morin dans les 5ème et 6ème
tomes de La Méthode : Complexité, rapports entre éthique et politique,
amour, compréhension, crise de la culture, progrès…
Bourguiba apparaît ainsi au cœur même de la
modernité et il serait injuste et préjudiciable au rapprochement des cultures,
de continuer à occulter une action et un combat en faveur d’une Francophonie
humaniste transcendant toutes les mesquineries actuelles (nationalisme(s),
racisme(s), fatalisme(s), conservatisme(s) et, dogmatisme(s) scientifique et
religieux…). Autrement dit, et nous y insistons bien, Bourguiba pressent le
transculturalisme (concept très actuel), il dépasse tous les conflits que nous
vivons aujourd’hui et prône une symbiose culturelle dont nul autre chef d’État
arabe n’a jamais pu concevoir l’ouverture. La Francophonie qu’il définit est
ainsi très différente de celle de Senghor même si elle procède de la même
volonté de dialogue des cultures que le
poète de la « négritude » a présentée et défendue à sa manière dans
ses écrits.
Aujourd’hui,
les allocutions et conférences de Bourguiba ne sont plus disponibles dans les
bibliothèques universitaires tunisiennes où l’Histoire du pays commence, selon
le nouveau régime, à partir du 7 novembre 1987… Le pouvoir en place est donc en
train d’effacer subrepticement toute trace de cet homme qui, malgré sa
dégénérescence clinique et politique au cours de ses dernières années de vie, a
élaboré entre 1960 et 1970 une grande réforme (commençant par celle de
l’Esprit) transcendant toutes les traditions ancestrales désuètes et donnant
ainsi naissance à la Tunisie actuelle. Le pays, hélas, est en train de retomber
dans le fatalisme (à tous niveaux) que Bourguiba a toujours combattu. Sa lutte
ne s’arrête pas à un mouvement nationaliste pour la libération de son pays, mais
s’est développée au fil d’un patient parcours politique et intellectuel dont
nous tracerons ici les linéaments.
Le
dialogue des cultures et la
Civilisation de l’Universel tant prônés par Senghor, l’ont
été aussi par Bourguiba et certainement par Diori même si nous n’avons aucune
trace de ce dernier. Ainsi, avons-nous construit notre problématique dans ce
cadre, car les deux tournées effectuées par Bourguiba en 1965, celle du
Moyen-Orient (mars et avril), celle de l’Afrique Occidentale
(novembre-décembre) puis le voyage à Montréal en 1968, abordent la même
question culturelle. Mieux encore, le discours politique atteint des hauteurs
humanistes et universalistes où le rôle des Hommes d’États doit être, comme
l’annonce le tribun, « la
Promotion de l’Homme ».
« Les discours de Bourguiba sur la
Francophonie comme ceux de Senghor, ne sont-ils que l’écho du dialogue des
cultures et de la « double ouverture sur le monde ? ». Cette
problématique nous invite donc à aller au fond de la pensée d’un homme d’État
pour qui le combat contre le colonialisme ne fut que l’étape d’une lutte plus
belle et plus constructive pour l’Humanité : la réforme de l’Esprit dans
laquelle l’homme doit enrichir ses démarches et ses opinions afin de continuer
à évoluer grâce à l’autocritique et à la remise en question permanente des
concepts fondamentaux qui le nourrissent souvent à son insu.
L’Homme
mû par sa raison et ses passions, vise toujours un avenir meilleur, il est « perfectible
à l’infini ». Bourguiba se montre là un parfait émule de J. J.
Rousseau. C’est un idéaliste au fondement spirituel et rationnel à la fois. En
ce sens, Bourguiba est aussi hégélien.
L’Homme, pour lui est une entité dynamique dans laquelle l’intuition et le
souffle vital, associés au concept politique de prudence, se nourrissent d’une
dimension rationnelle agissant comme une
sorte de synthèse entre l’Esprit et la Raison. Tout cela
justifie chez lui une conception raisonnée et dynamique de la religion.
Á
côté des philosophes occidentaux qui ont particulièrement influencé sa pensée,
il y a aussi Ibn Khaldoun, dans ses Prolégomènes, qu’il cite
fréquemment, et dont il rappelle la théorie cyclique expliquant l’origine de la
vie et de la mort des grandes civilisations de l’Antiquité. Il rappelle
l’histoire pour enseigner, il gesticule même pour faire réagir son auditoire.
Mais au-delà de ses grands talents d’orateur, Bourguiba a su vivre
harmonieusement dans deux dimensions : l’une africaine et moyen-orientale
et l’autre occidentale et universaliste, ouvertes toutes deux sur l’Histoire et
le devenir humains. C’est une des motivations de cette thèse qui sera prolongée
par une série d’articles sur la dimension humaniste des discours de Bourguiba
dont la source sera, évidemment, l'examen des allocutions sur la Francophonie.
Cet humaniste au plus profond de lui-même a
participé activement à la mise en place d’une Francophonie dont les finalités
universalistes dépassent le cadre d’une simple Agence : le F de notoriété
c’est à lui qu’il revient selon Senghor dans Liberté 3 car c’est lui qui
le premier l’a mis dans son discours de Niamey en 1965. Quand Bourguiba affirme
que « l’unité dans la diversité, (est) de nos jours une voie royale vers la
coopération entre peuples et le fondement de l’Universel ? » il
est foncièrement actuel. Une telle pensée, en effet, est une invitation à
réfléchir sur les responsabilités qui nous incombent aujourd’hui de
réformer en continu les esprits afin de construire le monde de demain.
Son
esprit rénovateur, dynamique et vivifiant souffle sur ces pages que nous avons
rédigées avec beaucoup d’émotion. Tenter de découvrir le fond de sa pensée,
au-delà de tout ce qu’on a pu raconter à son propos, nous a donné un regard
différent pour nous situer dans notre double identité tunisienne et française.
Il est temps de le réhabiliter aux yeux de l’Histoire et de la Francophonie
moderne dont il a été, autant que
Senghor et Diori –ses compagnons de lutte- l’un des pères fondateurs.
Bourguiba
est plus que jamais à relire aujourd’hui car il a su poser et même répondre à
des questions relatives aux conflits de la diversité culturelle,
ethnique , religieuse et même politique. C’est un stratège intelligent et
humaniste, il blesse par sa franchise élaborant un style oratoire où oxymores,
antithèses et métaphores sont des figures dominantes. Il est nourri de poésie
hugolienne, du romantisme de Chateaubriand, de la spiritualité philosophique
d’Alfred de Vigny. Mais il a aussi reçu une formation solide à Sciences
Po.-Paris et en Droit. Ses discours révèlent donc toute la formation discursive
dont il est imprégné. Étonnant mélange, pour expliquer son caractère révolté,
belliqueux, mais aussi fraternel et compassionnel. Bourguiba doit être lu et
relu. Notre génération et celles qui suivront réapprendront avec lui la tolérance
et la liberté de penser.
Au-delà
des dérives du pouvoir dont il fut certes responsable, se découvre une pensée
moderne et le grand homme d’État qui a forgé la Tunisie moderne, celle-là même
qui est actuellement en dérive, en régression vers une religiosité massive, une
exploitation financière sauvage et une atmosphère d’étouffement quotidiennes.
Mots-clefs
Réforme de l’Esprit, Promotion de l’Homme, politique de
l’homme, complexité, Didactologie des Langues-cultures, Analyse du discours
politique.