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samedi 8 octobre 2011

Synergies Monde Arabe. Entre Orient et Occident; Par Henda Dhaouadi

Paru dans le numéro 1 de Synergies Méditerranée (2011)
Synergies Monde Arabe est une revue qui illustre avec force sa dimension francophone. Attachée au GERFLINT et à l’Université de Traductologie du Roi Séoud, elle est géographiquement et culturellement située aux confluents de l’Orient et de l’Occident. Aujourd’hui, elle est indexée à l’Index Islamicus-Brill de la School of Oriental and African Studies à Londres. Des exemplaires des 6 premiers numéros sont déjà indexés et inscrits dans la Bibliothèque de la SOAS ainsi que dans celle de l’Université de Cambridge. 

N’ayant été rédactrice en chef adjointe aux côtés d’Ibrahim al-Balawi que depuis avril 2007, je pourrai néanmoins affirmer que mon travail, dans la revue, a été de l’amener progressivement à renforcer les liens, entre deux mondes souvent en conflits, par l’intermédiaire de la Francophonie qui est, notamment, un objet important dans mes recherches en Sciences du Langage.

La langue française est ici comme le lien qui unit ces deux univers dans un élan de partage. Les numéros 4, 5 et 6 s’inscrivent ainsi dans les objets d’enseignement de l’Université de Traductologie du Roi Séoud en Arabie Saoudite, à savoir, la traduction d’œuvres littéraires, linguistiques, philosophiques etc.

Mais, bien que la majorité des articles publiés soit en langue française, les deux derniers numéros ont intégré des contributions en anglais afin de donner à la revue une dimension plus universelle, ouverte sur une autre langue-culture. L’association de ces trois langues est en fait une véritable richesse pour la revue, montrant ainsi que le GERFLINT n’est pas une institution renfermée sur elle-même. En effet, d’autres revues publient en anglais, en espagnol ou en italien, selon les contributions présentées. Il n’y a pas d’exclusive linguistique.
Le Moyen-Orient étant un espace où l’usage de la langue anglaise est plus fréquent, le français infiltre son univers car, de tout temps, des chercheurs français se sont intéressés à son héritage culturel, politique, littéraire, philosophique et artistique. C’est dans ce cadre que les numéros 5 et 6 ont été consacrés à l’héritage classique de la littérature arabe : le numéro 5 aux Mu‘allaqât et autres poèmes préislamiques, autour des traductions de Pierre Larcher, le 6 aux Recherches francophones dans le récit arabe classique. Le 5 rend hommage aux récentes traductions de Pierre Larcher, professeur à l’Université d’Aix-en-Provence et directeur de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM). Le numéro 6 propose un recueil d’articles sur le récit arabe classique tel qu’il a été traduit et étudié par des francophones natifs et non natifs en France et partout dans le monde. Il rend hommage à André Miquel du Collège de France, un grand pilier dans la traduction contemporaine de la littérature arabe classique et moderne. Ce numéro, coordonné avec Antonella Ghersetti de l’Université Ca’ Foscari de Venise, permet de percevoir cette diversité que vise de plus en plus la revue dans le cadre de la Francophonie.
Enfin, le numéro 7, qui est en cours, s’intitule Essais de Linguistique arabe et invite des chercheurs, en France, en Europe et au Moyen-Orient à une réflexion sur le système de la langue arabe dans sa diversité. Il renoue ainsi avec le numéro 3 de la revue portant sur l’arabe tunisien, ouvrage écrit par M. Mansour Sayah, Maître de Conférences HDR de l’Université de Toulouse le Mirail 2.

Ces numéros sillonnent un espace plus large et illustrent plus clairement les liens indéfectibles entre Orient et Occident. Au-delà de leur ambition scientifique, ils permettent de tisser plus d’amitié et de trouver des convergences au-delà des divergences, ce qui me semble être aujourd’hui une tâche de plus en plus difficile à accomplir. Cette vision qui transparaît me permet d’inclure finalement la revue dans une dimension méditerranéenne et ouvre un espace plus large. La Méditerranée est en effet un lieu où l’Orient et l’Occident se sont fréquemment donné rendez-vous par des liens de commerce, des échanges culturels, politiques et scientifiques.  

Née moi-même sur une des rives de la Méditerranée, je trouve ces tissages fort intéressants car je les incarne aussi dans ma propre vision des choses. Une vision où les cultures se retrouvent, se mêlent les unes aux autres sans préjugés. Il naît de cela une nouvelle culture qui se nourrit de tout ce mélange sans aucune gêne car elle est tout cela en même temps.

La revue Synergies Monde Arabe est un espace où je peux finalement donner l’essentiel de moi-même, car j’y retrouve cet équilibre, entre Méditerranée, Moyen-Orient et Occident, qui m’a nourrie et formée. Je pense qu’il est à l’image de ce qu’est le GERFLINT, une communauté de Rédacteur en Chef de part le monde, que lie l’amitié et la recherche scientifique.

Je tiens enfin à rendre hommage à mon professeur Jacques Cortès, Président de ce groupe, qui m’a permis d’en faire partie, et à le remercier chaleureusement de sa confiance et de son amitié.  

vendredi 7 octobre 2011

Séminaire du 24-25 juillet 2011 à Monastir: République et démocratie dans la pensée bourguibienne Réflexions et perspectives. Par Henda Zaghouani-Dhaouadi







Cette modeste contribution traite de la pensée républicaine de Bourguiba, et est le fruit des analyses que j’ai  faites d’un bon nombre de ses discours.
L’activité politique de cet intellectuel engagé se double d’une ouverture sur le monde, essentielle au progrès et porteuse d’humanisme. L’Occident et l’Orient sont ainsi liés intrinsèquement depuis des millénaires et leur coopération devra s’imprégner de plus de justice et d’égalité.
Les tournées africaines et moyen-orientale, de 1965, ont montré, à travers les discours que Bourguiba avait prononcés, un homme d’État tout à fait engagé dans la réforme de l’Esprit, attaché à une « Politique de l’Homme », concept auquel il mettra des lettres de notoriété. Cela fait partie de la pensée politique dominante de gauche en 1965 et nous fait penser au texte d’Edgar Morin, publié aux Seuils la même année et intitulé « Pour une politique de l’homme ».
Bourguiba établit une politique interculturelle, unique au Maghreb, née de son propre syncrétisme culturel, fondée sur le respect des diversités et  le choix d’un transculturalisme riche en histoire et en acquis pour la Tunisie. L’enseignement bilingue, qu’il approuva et mit en place à l’école dès le primaire et dont j’ai moi-même bénéficié, a été une chance extraordinaire à une époque où l’objet de cette belle réforme était bien de garder la richesse d’une langue qui nous a ouvert les portes du monde et donné accès aux connaissances dans leurs complexités et richesses.
J’aborderai de ce fait la conception bourguibienne de la politique, notamment celle de la démocratie dans le cadre républicain. Je m’appuierai essentiellement sur les analyses que j’ai eu l’occasion de faire de ses discours, en particuliers celui de 1957 et ceux de 1965, périodes charnières dans la politique bourguibienne, celles des réformes qui ont édifié la Tunisie moderne. Mais d’abord, je m’arrêterai sur la déclaration de la république dont il a été, avec ses camarades de lutte, un fondateur.



Bourguiba et la république : une relation paternelle
Contexte historique : La déclaration de la république
En 1957, le 25 juillet, Bourguiba prononce un célèbre discours devant l’Assemblée Constituante intitulé « Substituer la République à une indigne monarchie ».
Au cours de cette longue allocution, il rappelle le contexte dans lequel intervient cet événement et les soubassements historiques, politiques et sociaux qui l’ont motivé. Peu de temps avant, le 31 mai, l’article 3 de la ratification des décrets préparés par le gouvernement, préfigurant la fin de la monarchie, stipula que « tous les privilèges, exonérations ou immunités de quelque nature que ce soit, reconnus actuellement aux membres de la famille beylicale, sont abolis ». L’importance de cet événement était donc de taille : le discours est, à la fois, une mise au point du débat qui eut lieu entre les différents orateurs de l’Assemblée, sur les inconvénients de la monarchie en Tunisie, et une analyse personnelle de la situation de l’époque par Bourguiba.
Les hypothèses de lecture, qui s’imposèrent à moi alors, ont montré, tout au long de l’analyse, que la pensée républicaine de Bourguiba était nourrie de fondements théoriques essentiellement philosophiques et qu’il éprouvait déjà dès 1957 des difficultés à les adapter tels quels au contexte tunisien. En effet, la Tunisie sortait de plus d’un siècle de monarchie absolue sous l’autorité ottomane soumise au protectorat français dès 1889. Comment faire pour mener cette grande réforme de l’Esprit qu’il voulait élaborer ? Il fallait alors entreprendre l’éducation du peuple, déjà tentée au moment de sa lutte contre le colonialisme.  
Ce projet de relever l’Homme, de lui redonner une dignité et une conscience c’est, je pense, le noyau, et, plus justement, la source qui aura permis la révolution du 14 janvier 2011. Pendant cette révolte, un peuple s’est élevé pour réclamer ses droits à la justice, à l’égalité, à la liberté d’expression et donc à la démocratie après plusieurs années d’oppression, de dictature, de censure et de pillage. Aujourd’hui encore, certains réclament un État laïque et d’autres les accusent d’apostats car pour eux la relation entre les humains n’est pas régie par les humains eux-mêmes, mais par des forces métaphysiques transcendant l’homme. Cette conception de l’État risque de mener à un régime monarchique régenté par des lois religieuses. Les conséquences en seraient catastrophiques si l’on considère tous les acquis qui ont construit la Tunisie actuelle depuis 1956. 
À la fin de ce fameux discours donc, Bourguiba assurait déjà, en ces termes, l’avènement de la république : « le peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour assumer la gestion de ses propres affaires. Je sais, ajoute-t-il, toute l’affection qu’il me porte. Certains ont pensé que je pourrai prendre en charge ses destinées. Mais j’ai un tel respect pour le peuple tunisien que je ne lui souhaite pas de maître et que le seul choix que je puisse lui indiquer est le choix de la République ». 
La république étant présentée comme le régime idéal pour les Tunisiens, comment argumente l’orateur en faveur de cette opinion ?
Pour lui en effet, l’abolition de la monarchie s’est faite dans « le calme et la dignité », comme il le dit, ce qui apparaît à ses yeux exceptionnel. Il fait allusion aux mutations que générèrent les grandes révolutions française, anglaise et bolchevique et la violence dont elles se caractérisaient. Bourguiba précise ainsi qu’il faut en finir avec la monarchie, mais pas avec les monarques, ni avec ceux qui en sont des alliés, car la république doit les traiter avec dignité. C’est ce qu’il souligne lorsqu’il affirme : « C’est un fait remarquable qui tiendra votre attention comme il retiendra l’attention du monde entier que, pour la première fois dans l’histoire, les représentants d’un  peuple se réunissent pour régler, en toute indépendance et dans le cadre de la mission pour laquelle ils ont été élus, le sort d’un monarque qui attend, dans son palais, le verdict de la Nation, conclusion d’un débat qui se poursuit dans le calme et la dignité. Habituellement, la monarchie, quand elle est récusée par les peuples ou les organisations qui en souffrent, est un régime qui finit dans les bouleversements et les révolutions marquées du sceau de la violence et de la force ».
À l’époque donc, le changement de régime fut une décision du Peuple souverain, définition spécialisée de « République », attestée d’ailleurs dès le 17ème siècle. Cet événement, est marqué par un discours polémique défini dans ses concepts et ses modalités puis développé à partir du déroulement des faits. 
Bourguiba avait mesuré l’enjeu d’un tel événement. Pour lui il était grand car il fallait créer et travailler, dans la continuité et par étapes successives, à sauvegarder la république, mais comme un régime démocratique, laïque où la souveraineté du peuple est valorisée dans un partage  réel des pouvoirs exécutif et législatif. D’ailleurs la question de la laïcité de l’État a de tout temps remué certains qui l’ont alors déformée en traitant Bourguiba d’apostat, comme au Moyen-Orient. Mais déjà, dans une interview accordée en février 1956 à l’hebdomadaire L’Action, il dit à propos de la laïcité : « On a cru que cela voulait dire l’abandon de toute religion… J’ai expliqué à mes compatriotes qui s’étaient inquiétés ce que nous entendons par laïque : la loi tunisienne sera une loi élaborée par les hommes et non une loi divine… laïque a été mal compris…, l’essentiel pour moi c’est la chose ». On comprend donc aujourd’hui que Bourguiba ne voulait pas imposer un État laïque au sens des Lumières où les religions seraient une pratique personnelle, détachées de l’État. Tout en que  respectant les diversités, la laïcité de Bourguiba concernait uniquement le cadre des lois. Mais bien que musulman, l’État promettait l’ouverture sur le progrès en soumettant les lois de la Charia à une réforme adaptée au contexte tunisien et universel. La Tunisie n’étant pas séparée du monde, elle doit continuer à se développer. Mais Bourguiba avait une réelle admiration pour la révolution turque et pour la personnalité d’Atatürk, que même s’il ne pouvait, à l’époque, imposer un changement total du régime de l’État tunisien, y espérait implicitement… Je pense même que cela faisait partie des perspectives, sur le long terme, de la politique des étapes qu’il préconisait. À cet effet, la laïcité de l’État se développera progressivement dans la pensée intellectuelle des Tunisiens. La République que concevait Bourguiba était donc laïque mais l’État tunisien était islamique. Un juste milieu, pour ne pas dire équivoque, servait à calmer ceux qui voyaient dans la révolution turque une atteinte à l’Islam et à ses valeurs profondément humanistes.
L’on se demande alors aujourd’hui, après la révolution du 14 janvier 2011, si les Tunisiens sont en mesure de construire un projet démocratique où la république, déjà en place depuis 1957, serait laïque et conduirait au respect des droits inaliénables des hommes (Égalité, Fraternité, justice), des lois qu’ils auront eux-mêmes établies et approuvées ?
Lors de ce fameux discours de 1957, et dès l’exorde, Bourguiba place son discours dans le cadre du dialogue qui eut lieu entre les différents membres de l’Assemblée en développant une rhétorique contestataire dans laquelle il émet des réserves sur les dérives du débat qui eut lieu au sujet de la critique de la monarchie absolue ou constitutionnelle comme système politique, en la qualifiant de superflue dans cette polémique. Par contre, il affirme que la monarchie beylicale ne convenait plus aux Tunisiens. Il explique ainsi le double pouvoir de décision et de définition de l’Assemblée Nationale Constituante. Dans le discours, il confèrera un P de notoriété au mot « peuple ». Au-delà du « peuple » comme une communauté de personnes partageant les mêmes valeurs, le terme est utilisé comme un concept. Dans les cas où le terme apparaissait sans aucune marque de notoriété, l’orateur lui conférait le sens péjoratif de « masse de personnes n’appartenant pas aux classes dominantes », surtout lorsqu’il évoquait le rapport de domination qu’entretenait le Bey avec lui.
La république se définit en effet comme un État dont la forme de gouvernement est fondée sur la souveraineté des citoyens. Mais cette souveraineté n’est pas une dictature et n’émane pas de décisions irréfléchies. Elle doit être le résultat d’un dialogue permanent entre le peuple et ses représentants dans une unité qui respecte les divergences. Les choses ne se passent pas souvent ainsi et Bourguiba en était conscient.
Le changement de régime ou de gouvernement, pour Bourguiba, doit être pacifique, emprunt de respect pour le gouvernement déchu ou partant, principalement lorsqu’il est fait par des républicains. C’est le droit au respect que requiert l’État quel qu’il soit.
La violence et la loi de talion sont d’infructueuses manifestations passionnées auxquelles des républicains ne peuvent se permettre de recourir. Bourguiba donne ainsi une leçon d’histoire et d’éthique à ses camarades : ce sont les faits eux-mêmes qui condamnent le monarque et la monarchie et non les représentants du Peuple dans l’Assemblée Constituante. La République apparaît ainsi comme un choix dicté par la logique même des faits, en somme comme une dialectique, d’où sa nécessité historique. L’argumentation du tribun révèle ainsi son pragmatisme, la cohérence de sa pensée, son esprit stratégique et son attachement à la raison comme une vertu seule capable d’abréger la polémique pour avancer vers des décisions communes. Ce sont ces qualités qui ont permis à Bourguiba de fonder la République tunisienne et mettre de l’ordre dans un pays où les divisions commençaient déjà à poindre parmi le peuple entre yousséfistes et bourguibistes.

L’homme d’État et le pouvoir chez Bourguiba :
« L’homme d’État doit être maître du gouvernement » (Cicéron : Rem publicam tenere )

Bourguiba avait gouverné avec des mains de fer et des gants de velours. C’est la politique du philosophe éclairé dont l’objectif premier est d’instaurer un équilibre des pouvoirs. Un homme d’État ne peut selon lui être un égoïste, aveuglé par le pouvoir. Il est de son devoir d’être juste, raisonnable et sincère. Pour lui donc, la politique doit être empreinte d’une éthique et doit se fonder sur la modération, l’altruisme et le respect des libertés individuelles. Dans ce cadre, le peuple n’est pas un monde abject et ignoble, mais participant au pouvoir. Dans cette conception dont Aristote, Montesquieu, John Stuart Mill, Rousseau et Hegel ont notamment été les inspirateurs, la politique est au service de la « Promotion de l’Homme », tel que cela apparaît chez J.J.Rousseau, et comme l’annoncera Bourguiba dans ses discours ultérieurs en 1965. Finalement, la République, mot formé de res « la chose, l’affaire » et publica « publique, qui concerne le peuple, la collectivité, ce qui est commun à tous », donne à ce régime politique toute la force que représente la souveraineté du peuple comme une charpente de la pratique du pouvoir et la définition de l’homme d’État. Bourguiba le savait bien en 1957 et son vœu était celui de concrétiser un régime politique démocratique évolué, fondé sur le multipartisme dans le respect des opinions et l’unité du peuple considérée « comme une famille » selon les propres mots du tribun.
On voit ainsi à travers le discours se profiler une formation discursive indissociable d’une philosophie dont les influences trouvent leur source dans des courants de la pensée politique, occidentale et orientale, et qui donneront à la politique tunisienne une forte résonnance dans le monde. On le voit lorsqu’il évoque la question de la monarchie constitutionnelle dans des pays développés comme la Grande Bretagne. Pour lui « la monarchie constitutionnelle exige que deux conditions soient remplies. D’abord qu’il y ait un roi digne d’être le symbole de l’État ; ensuite que la personne du roi appelle le respect du Peuple. Ce respect ne peut être fondé que sur la conduite et les qualités morales du monarque. La monarchie constitutionnelle est assurément une formule heureuse en Grande Bretagne. Il faut que le respect soit dû également au symbole et à la personne. Ce n’est pas le cas ici. D’autre part, il faut que l’on soit assuré d’un minimum de loyauté et de sincérité à l’égard de la souveraineté populaire. En Angleterre, un long passé témoigne de l’empressement du souverain à respecter la volonté populaire dont les « communes » sont l’émanation ».
 Bourguiba fait donc référence au rôle de la chambre des communes dans la monarchie anglaise, et qui est la principale du parlement britannique où les Lords n’ont que le droit de suspendre la loi, votée sans droit de regard sur le budget.  Son objectif est ainsi de maintenir le travail du cabinet, et le gouvernement y est désigné dans le parti majoritaire. Il met le doigt sur l’importance du partage des pouvoirs et la participation du peuple à ses diverses initiatives, dans le respect des lois.
Liberté politique et partage du pouvoir
« Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir » Montesquieu. De l’Esprit des Lois.
Concernant aussi bien le souverain que le peuple, être libre politiquement, ne signifie pas faire ce que l’on veut, mais obéir aux lois. C’est l’acception que l’on trouve chez Bourguiba à travers ses discours. Comme Montesquieu, il considère que les hommes ne sont libres que sous un gouvernement modéré : « la démocratie, précise Montesquieu, et l’aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les états modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a des limites » (De l’Esprit des Lois).
Ainsi, les abus du pouvoir ne peuvent être limités que par le pouvoir : « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une Constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire celles que la loi lui permet » ; la liberté politique est finalement réalisable grâce aux lois et doit se garder des abus de pouvoir.
À la lumière de ces précisions, on comprend mieux le discours de Bourguiba qui montre bien la diférence du cadre tunisien de 1957 à ce sujet, mais aussi que la République devra œuvrer à y arriver. Pour lui, la liberté politique ne peut se fonder sur l’anarchie, la course effrénée pour le pouvoir et le prestige qu’il représente ; elle réside dans le respect des lois et le dialogue permanent entre les différentes instances : législative, exécutrice et juridique pour assurer la liberté. Le respect du pluralisme est donc la clé d’une bonne gouvernance et Montesquieu rappelle à ce propos la nécessité de séparer les trois pouvoirs comme garantie pour le fondement de l’État libre, ainsi « tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de juger les crimes ou les différents des particuliers ».
Cette position de Montesquieu, s’inspire directement des Politiques où Aristote se demande, dans le chapitre X, à qui donner le pouvoir : « Mais il y a une difficulté : qu’est-ce que doit être le [pouvoir] souverain de la cité ? En effet, c’est sans doute soit la masse, soit les riches, soit les honnêtes gens, soit un seul, le meilleur de tous, soit un tyran. Mais toutes ces [hypothèses] semblent comporter un inconvénient…][1]. L’inconvénient majeur, de chacune de ces parties c’est justement d’exercer le pouvoir seul en écartant les autres catégories sociales. On comprend donc le sens de la République telle qu’elle a été redéfinie dans le discours de Bourguiba. Il considérait le peuple tunisien dans la sagesse requise grâce à l’histoire qu’il avait vécue et dont il a tiré les leçons de prudence et de justice. La maturité du peuple évoquée par le tribun provient du concept de « raison humaine » d’où émane, incontestablement, la loi positive dont parlait Montesquieu dans De L’Esprit des Lois. Chaque nation a ses propres lois convenant à la « nature » et au « principe de gouvernement qui y est établi, ou qu’on veut établir… »
Ainsi se limiter au cadre tunisien était une bonne stratégie discursive pour l’orateur, car la loi qui émane de la raison, s’adapte aux diverses particularités des pays. Les valeurs, cultures, histoires étant complexes, la république prendra des formes différentes et s’adaptera aux données naturelles de chaque peuple. Cette vision de la République est donc chez Bourguiba le fruit de sa formation discursive notamment philosophique. Il a bien compris qu’il n’était pas très raisonnable de « copier-coller » des données sur un contexte différent, où le concept était encore peu acquis, peu admis, peu compris. Il fallait d’abord que la nouvelle politique républicaine se donne la tâche d’instruire les jeunes ce qui leur donnera l’occasion de l’améliorer plus tard et d’ouvrir la voie à une démocratisation progressive et sans violence du pays. Montesquieu ne disait-il pas aussi à propos des lois positives qu’elles « doivent se rapporter au degré de liberté que la Constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leur mœurs, à leurs manières ; elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer » (Montesquieu, Ibid.). C’est dans ce sens que l’on pénètre aujourd’hui le discours de Bourguiba alors que cinquante quatre ans se sont déjà écoulés… fonder une république démocratique et un État laïque, si cela n’était pas encore évident à l’époque, à travers le discours de l’orateur, il semble aujourd’hui qu’il l’est nettement plus surtout au vu des événements vécus en Tunisie.

La révolution du 14 janvier, sans aucune préparation préalable, sans gouvernement d’échange, s’est faite dans une violence nécessaire qui a permis, grâce au fameux slogan « Dégage ! », de libérer le pays d’un tyran qui a monopolisé le pouvoir et pillé le peuple. Cette violence est le résultat direct du manque d’éthique dont le pouvoir de Ben Ali s’est caractérisé. Si pour Bourguiba, l’éthique est inséparable du pouvoir, pour Ben Ali, elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Pour lui, il faut s’enrichir par la gouvernance et gouverner pour s’enrichir. Pour Bourguiba, il faut gouverner pour promouvoir l’Homme. La politique ne peut s’entendre avec l’opportunisme. L’Assemblée Constituante qui siègera après le vote du 23 octobre prochain sera représentative des volontés du peuple et de ses choix politiques.
Bourguiba, vers la fin de son discours de 1957 parle ainsi du peuple : « ce Peuple, comme une famille unie, sera responsable de son destin. S’il fait preuve de sagesse et de maturité, s’il sait choisir les hommes, qu’il s’agisse des députés, du chef de l’État ou des ministres, il prendra le chemin ascendant, celui du succès, de la prospérité, de la grandeur. Mais s’il fait mauvais usage de son propres droit, il ne s’en prendra qu’à lui-même ». On retrouve, en même temps que sa confiance, son attitude méfiante à l’égard du peuple, son appréhension du pouvoir. Le régime républicain ne peut être conçu en dehors d’une bonne démocratie où existent  pluralité des pouvoirs et sagesse des concertations donnant ainsi lieu à des projets exprimant la maturité des diverses parties du pouvoir, entre autre celle du peuple.
Perspectives…démocratie future
Comment édifier une démocratie en Tunisie, alors que le modèle occidental auquel le Tunisien actuel cherche à s’identifier est, semble-t-il, aujourd’hui en crise ?

Il est admis, de nos jours, que la démocratie est en crise, un peu partout en Europe. On remarquera en effet une apathie politique croissante mesurée par des taux record d’abstentions, lors de certaines élections, notamment celles du 21 avril 2002 en France, des référendums et la crédibilité déclinante envers les hommes politiques. Ainsi, dans son ouvrage récent, Edgar Morin souligne cette difficulté de gouverner qui est inhérente à l’humanité. Il la considère comme « un art, non seulement par les qualités inventives et créatrices qu’elle exige, mais aussi par sa capacité d’affronter l’écologie de l’action[2] » et ajoute à juste titre : « L’art politique comporte inévitablement un pari, donc le risque d’erreur. Comme toute stratégie, il doit savoir allier un principe de risque à un principe de précaution. Aucun dosage entre ces deux principes ne peut être indiqué à priori » (2011 : 45).

Mais bien que la démocratie soit bel et bien en crise, on peut considérer cela en apparence et se demander si « crise » serait un terme philosophiquement fécond.
En annonçant la crise de la démocratie, on autoriserait, dans le même sens, sa rupture avec les valeurs originelles qui l’on créées. Développer un discours de la déploration qui mesure le décalage entre l’essence de la démocratie et son actualisation dans l’Histoire, cela présume deux hypothèses : soit que son développement est obligatoirement conforme à ses principes originels, autrement dit à sa bonne nature, soit qu’elle dégénère en altérant la pureté de ses principes.
Serait-il constructif pour toute politique de continuer à considérer que la démocratie doit se vivre dans les seules notes de l’amertume et de la désillusion, comme si elle est nécessairement l’incarnation d’un idéal trahi ou déformé ? Cette question nous met face à une alternative qui envisage le rapport entre démocratie et histoire. Comme le considère, à juste titre, Pierre Rosanvallon dans La démocratie inachevée[3] (2000 :32) : « Il ne faut pas dire seulement que la démocratie a une histoire. Il faut considérer plus radicalement que la démocratie est une histoire ».
C’est ainsi que la philosophie politique peut l’examiner essentiellement en tant que régime qui ne peut se définir que par des pratiques multiples, donnant une carrière aux faits et mutations, ce qui lui permettrait de s’inscrire dans une histoire philosophique du politique. Cette histoire cherchera à analyser les différentes tensions aux travers desquelles la démocratie s’est développée et se forme au lieu de s’attacher à détecter les avatars de l’évolution d’une essence.
On peut donc à ce titre dire qu’en Tunisie, pays républicain, la démocratie était là mais sous un aspect différent de celui que l’on voit actuellement dans les pays d’Occident, elle est le fruit d’une politique répressive qui l’avait délimitée et définie à sa façon et selon des principes autres. Il est donc de son droit de se développer, et de prendre d’autres perspectives qui la rapprocherait des pays d’Europe et ailleurs dans le monde où elle est aussi adaptée à son environn.
Partir donc de cette définition de la démocratie comme « le pouvoir du peuple » serait alors inadéquat car les termes de « peuple » et de « pouvoir » n’expriment nullement une réalité simple. Le pouvoir démocratique est plutôt complexe instaurant une tension, sans doute constitutive, entre le lieu de sa souveraineté et l’exercice du pouvoir. Nous vivons en effet sur cette contraction qui se résume en deux faits : considérer le peuple comme le souverain absolu, origine de tout pouvoir, et l’exclure en même temps de toute participation au pouvoir. En outre, lorsqu’on définit la démocratie par le pouvoir du peuple, l’on se demande alors de quel peuple il s’agit. Sans le déterminer, on court le risque de mythifier l’existence même du peuple. La démocratie serait, dans ce cas, constituée par un peuple homogène sans tensions, sans intérêts divergents et en permanence intéressé par la chose publique.
C’est ce modèle de la démocratie niant toute hétérogénéité idéologique, qui régnait en Tunisie sous Ben Ali, et qui est arrivé à saturation. Or la démocratie est constituée d’un peuple composite, traversé par des intérêts essentiellement divergents et contradictoires, ce que Bourguiba avait bien relevé dans ses discours, notamment celui de 1975 lorsqu’il déclara la république. Cette simple interprétation nous permet donc de dire que la démocratie est animée par cette tension-ci : face à un peuple composé d’intérêts hétérogènes et même antithétiques, elle doit non seulement leur donner une voix, mais aussi un consensus. Sans doute, c’est à une telle démocratie qu’aspirait Bourguiba en 1957, conçue non pas comme une essence enfermée dans une constitution, mais comme une dynamique par ses tensions propres.
On est donc face à deux traditions dans la pensée politique : la première tente de minimiser ces tensions en les ordonnant à partir de la notion d’équilibre ; la seconde les définit comme irréductibles, et fait ainsi de lui ni une notion dominante ni une idée régulatrice et raisonnée de la démocratie. La seconde considère ainsi que la démocratie est plutôt un régime où le conflit n’est pas une déchéance de l’ordre, mais bien l’expression du déséquilibre et de l’évolution du pouvoir.
Définir la démocratie par la mobilité, c’est finalement admettre le déplacement des lieux de pouvoir, condition de l’alternative que représente la séparation des pouvoirs. La caractériser par l’équilibre, c’est l’inscrire dans le principe de la séparation des pouvoirs. 
La réalité, dans le monde, nous montre habituellement que la démocratie repose presque toujours sur un déséquilibre de puissance. Le rapport du citoyen avec le pouvoir est un exemple illuminant d’un tel déséquilibre. Se pose, de ce fait, la question si cruciale de la liberté du citoyen dans une démocratie. Cette liberté ne signifie pas un affranchissement vis-à-vis de la volonté d’autrui et des décisions institutionnelles. La liberté politique, comme l’a souvent rappelé Bourguiba dans ses discours, notamment ceux de 1965, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient, est institutionnalisée : seule la présence d’institutions garantit les conditions de la liberté. Néanmoins, le propre d’une relation démocratique de pouvoir, réside dans le fait que la personne sur qui porterait une incitation ou une prohibition, doit conserver la possibilité de la démentir et de corriger les personnes qui ont pris cette décision. La démocratie n’existe finalement que dans ce jeu de provocation entre l’obéissance et la résistance : un jeu qui demeure délicat puisqu’il est pris dans une double inertie : celle de l’arrêt de la controverse ou celle de l’inefficacité du verdict.
On se demande alors si la politique a affaire à des puissances qui visent l’équilibre, ou qui sont dans l’impossibilité de parvenir à cet état, de se comprendre et de se vivre dans un rapport continu d’actions et de réactions. La question se pose ici pour les penseurs du politique. Pour Montesquieu, Adam Smith et John Stuart Mill, les tensions politiques peuvent se réduire et s’équilibrer. Pour Montesquieu cet équilibre passe par la mise en place du concept de gouvernement modéré ; pour Smith il passe par celui de la main invisible, et pour Mill par la liberté de l’opinion. Par contre, pour d’autres comme Machiavel, Rousseau et Tocqueville la démocratie ne peut être comprise comme un régime où les tensions politiques sont supprimées, puisqu’elle est fondamentalement constituée de tensions infranchissables qui l’empêchent finalement de connaître la stabilité.

Ainsi, et pour finir sur ce dernier point, la démocratie apparaît non seulement comme une organisation équilibrée du pouvoir, mais aussi comme une organisation du pouvoir qui permet de transformer ces distensions en production de libertés et d’égalité. S’ouvre de ce fait une démocratie définie comme un espace de dissensions et de concessions où règne une tension entre la logique du pouvoir et celle de la liberté. Pour accéder à une telle démocratisation de la Tunisie, une réforme de l’esprit est nécessaire, elle commencera dans les institutions éducatives. Elle doit être conforme aux nouvelles aspirations humaines auxquelles appellent de leur vœu des penseurs contemporains.
Edgar Morin se trouve être un de ces penseurs humanistes dont l’œuvre participe de cet espoir de réformer l’esprit dans une boucle récursive incommensurable. L’homme est placé non pas comme le centre du monde, mais comme celui qui doit centraliser ses efforts sur la sauvegarde de la terre et la promotion d’une « Politique de l’Homme » évoluant vers une « Politique de Civilisation ».
Edgar Morin explique la voie d’une politique de l’humanité dans un récent ouvrage paru aux éditions Fayard (La Voie, 2011). En effet, l’humanité, plus que jamais dans son histoire, se trouve aujourd’hui face à une « communauté de destin ». Les problèmes qu’elle rencontre impliquent nécessairement un appel à une Politique de l’Humanité. La communauté identitaire se construit par une prise de conscience de l’importance vitale du concept de « Terre-Patrie », autrement dit du fait d’une origine terrienne commune de l’humanité.  Les nouvelles révolutions actuelles au Maghreb et dans le monde arabe doivent donc évoluer vers une démocratie absolument plus démocratique que celle que l’on voit en Occident, prenant en compte la complexité qui est inhérente à notre univers, à rejeter les inégalités, les xénophobies, les attitudes régressives qui incitent à l’enfermement sur soit et au refus de l’autre.
L’amitié, la compréhension et la tolérance sont des valeurs importantes en politique et doivent ainsi nourrir les relations humaines dans « la diversité qui les unit et l’unité qui les partage » comme le souligne Morin. Il reste encore à expliquer l’importance du respect d’autrui dans toute politique de l’homme, du partage et de la fraternité. Le progrès s’avère aujourd’hui un mythe et révèle « l’arrogance intellectuelle occidentalo-centrique » (Morin, 2011, p. 49). Les autres communautés du monde sont une inépuisable source de richesse et de savoirs utiles pour notre humanité, belle opportunité de rencontres, de réflexion et de régénérescence intellectuelle.
Dans cette politique vouée à une nouvelle ère de l’humanité, celle qui se consacrerait à édifier la Terre-Patrie, nécessaire à plus d’égalité et de justice, Edgar Morin appelle à harmoniser les liens entre Occident et pays dits « en voie de développement », terminologie effectivement née d’une « arrogance intellectuelle occidentalo-centrique » qui a souvent eu tendance à les inférioriser pour mieux les maintenir dans cet état. Pour Morin, en effet une meilleure politique de l’humanité doit reconnaître les caractéristiques inhérentes au fonctionnement de ces sociétés que ce soit du côté de leurs « défauts » que de leurs « qualités » : « il ne s’agit nullement d’idéaliser les sociétés traditionnelles qui ont leurs carences, leurs fermetures, leurs injustices, leurs autoritarismes. Il faut considérer leurs ambivalences, donc voir aussi leurs qualités. » (2011 : 49).
Du côté de l’Occident, il y a nécessité de bien réaliser aussi les deux côtés (positifs et négatifs) du progrès en en développant les bienfaits : c’est-à-dire « les droits de l’homme, les libertés individuelles, la culture humaniste, la démocratie » (2011 : 50).
Cette synthèse des cultures, Bourguiba y a participé avec son compagnon de route Senghor lorsqu’ils ont élaboré une profonde réflexion sur le projet francophone.
Fondateur de la première république tunisienne, Bourguiba demeure bien actuel dans ses idéaux et notamment dans sa conception très optimiste de l’avenir où l’homme est perfectible à l’infini, où tout se fait par l’action, où la bataille de chacun pour une Politique de l’Homme est un devoir.
La voie de la démocratie est semée d’embûches. Il ne suffit pas de faire tomber une dictature pour arriver à fonder une démocratie. C’est son enracinement qui est le plus difficile. Sans doute, et à relire les textes de Bourguiba, son parcours politique, on le voit et le comprend. On l’a vu aussi, de sérieuses crises de la démocratie peuvent aussi engendrer des dictatures. Pour qu’une démocratie soit bien enracinée elle doit se composer d’un parlement représentatif désigné par des électeurs, de séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et d’une pluralité de conceptions et de pensées divergentes dans l’espace politique. On pense également aux diverses libertés : de la presse, des médias et d’opinion, à la considération des droits individuels et la défense des minorités d’idées ou d’origines.
Pour lutter contre les déficiences de la démocratie parlementaire, Edgar Morin en appelle à « une démocratie participative » notamment au niveau des échelles locales. Cette nouvelle démocratie encouragerait les prises de positions citoyennes, leur « éveil et réveil » étant inséparable d’un renouvèlement de la pensée politique selon Edgar Morin, qui trouve finalement utile « de multiplier les universités populaires qui offriraient aux citoyens une initiation à la pensée complexe, permettant d’embrasser les problèmes fondamentaux et globaux et de dispenser une connaissance non mutilée, d’une part, et d’autre part, une initiation aux sciences historiques, politiques, sociologiques, économiques, écologiques » (2011 :68).
Le message semble clair, et la voie de la démocratie en Tunisie tracée depuis le 14 janvier. Certains cherchent à instaurer un régime islamiste et parlent de démocratie. Mais on sait que les deux concepts ne peuvent fonctionner ensemble, la démocratie n’étant nullement une valeur née des religions dont les valeurs et principes émanent d’un rapport transcendantal entre l’homme et l’au-delà. La démocratie est inscrite dans la tradition politique grecque et latine et n’ont de vrais valeurs que celles qui lient des citoyens entre eux. Les partis politiques religieux n’ont donc aucune crédibilité démocratique. Suivre la voie de l’Arabie Saoudite mènera inéluctablement la Tunisie à la régression et à la remise en question de plus d’un demi siècle d’émancipations et d’enrichissements, suivre celle de la Turquie c’est rentrer dans le jeu d’un type de gouvernement qui tente de maintenir une idée moderniste de l’Islam, mais qui continue à pratiquer la répression[4] en douceur.
La Tunisie doit suivre son chemin propre en tenant compte de ses acquis et de son parcours historique.


[1] Aristote, Les Politiques, Chapitre X, Gallimard. 1993.
[2] Edgar Morin entend par ce terme « écologie de l’action » « que toute action, une fois engagée, entre dans un jeu d’inter-rétro-actions dans le milieu où elle se déroule, et peut non seulement dévier de sa voie, mais déclencher des forces adverses plus puissantes que celles qui l’ont initiée pour revenir comme un boomerang frapper la tête des auteurs. ». Confère aussi La Méthode, t.6, Éthique, I, III.
[3] Éditions Gallimard, Paris.